Héroïque

Luisants. Tes yeux brillent, plus encore qu’à l’accoutumée. Une larme coule paresseusement jusqu’au bout de ton nez.
Maman, est-ce qu’on va mourir ? »

Je ne l’avais pas réalisé jusqu’à présent. Tu as peur. Peur de cette maladie inconnue, de cette maladie qui vient d’entrer dans ta vie. Qui perturbe ton quotidien, ces mille gestes rassurants qu’on répète jour après jour.
Pas aujourd’hui, ma chérie. Ca… ça t’inquiète, tout ça ? »

Pas besoin de mots. Tu baisses légèrement la tête, la lèvre tremblante. Je te serre dans mes bras.
Tu sais pourquoi tu restes à la maison ? »

Infime hésitation.
Euh… pour pas qu’on l’attrape ? »

Je souris gentiment, t’embrasse sur le front.
Oui, bien sûr. Mais aussi, pour ne pas la transmettre aux autres. En restant à la maison, tu sauves des vies. »

Tu redresses la tête, un éclair de fierté traverse ton regard. Tu ne le savais pas. Je te le dis doucement.
Tu es une héroïne, ma chérie. »

Date d’écriture: 2020

Prison de temps #7

Je vis dans une prison de temps. Je suis paraplégique depuis mes dix-huit ans. Mon esprit est intact, mais mon corps ne retranscrit pas ses signaux en actions. Et pour cause, le contact électrique s’est rompu quelque part le long de ma colonne vertébrale. Impossible de communiquer, de prendre de décision, d’exister. Impossible, aussi, de décider de m’extraire de cette existence. Je ne peux qu’attendre. Attendre la mort.

Ce qui me reste d’intégrité physique n’a rien d’une bénédiction. C’est ma prison.

Date d’écriture: 2020

Prison de temps #6

Je vis dans une prison de temps. Une course permanente contre la montre, du matin au soir. La sonnerie du réveil, un café bien serré pour tenir le coup, et hop, direction le boulot. Réunions de direction, analyse des dernières tendances du business… quand j’ai de la chance, il me reste un quart d’heure pour engloutir un sandwich entre 12h30 et 12h45. Mais pas toujours. Quand je rentre vers 22h, ma vie sociale se résume à m’effondrer dans mon canapé devant la télé en attendant le lendemain. Et bien sûr, si je tente de prendre du repos, de m’en extraire quelques jours, la charge de travail ne cesse d’augmenter en mon absence. On m’a conseillé de démissionner, mais je ne peux envisager ma vie sans mon job.

Mon boulot n’a rien d’une bénédiction. Il est ma prison.

Date d’écriture: 2020

Prison de temps #5

Je vis dans une prison de temps. Je suis immortelle. La vieillesse, l’éternelle ennemie, a été vaincue. Je me suis affranchie de mon corps, j’ai placé ma conscience dans le réseau informatique mondial. Un espace passionnant, empli de connaissances, de ragots, de partage. Et cinq cent ans plus tard, je suis toujours là. J’ai tout vu, tout entendu, tout fait. J’ai parcouru des univers virtuels à couper le souffle. J’ai tout fait et je suis maintenant lasse de cette vie. J’ai essayé de m’en extraire, mais il faut se rendre à l’évidence. Ma conscience est trop bien répartie sur le réseau. Je ne peux pas mourir.

La technologie n’a rien d’une bénédiction. Elle est ma prison.

Date d’écriture: 2020

Prison de temps #4

Je vis dans une prison de temps. Depuis le traumatisme crânien consécutif à mon accident, je me trouve incapable d’évaluer le temps qui passe. Les jours défilent sans avoir de prise sur moi. Impossible de me rendre au moindre rendez-vous sans assistance. Bien sûr, j’ai une montre, mais il peut aussi bien s’écouler trois secondes que trois jours avant que je ne la consulte. Les thérapeutes m’ont conseillé de profiter de mon état tant qu’il dure. Mon cerveau, disent-ils, se reconstituera probablement. Quand je pourrai m’extraire de mon handicap, c’est un mystère. En attendant ce jour, carpe diem. Tu parles.

La vie au jour le jour n’a rien d’une bénédiction. Elle est ma prison.

Date d’écriture: 2020

Prison de temps #3

Je vis dans une prison de temps. On m’a envoyé à des vitesses quasi-luminiques vers Alpha Centauri pour y prendre des mesures, étape cruciale à la colonisation de ce nouveau système stellaire. J’ai accompli ma mission, et me voilà de retour chez moi. Ou presque. Aux vitesses extrêmes de mon vaisseau, le temps s’écoule plus lentement pour moi que pour le reste de l’humanité. Ma mission a duré quatre ans et trois mois. Dans l’entre-temps, deux cents ans se sont écoulés sur Terre. Deux cents ans d’explosion technologique, d’évolution de la langue. Deux cents ans qui ont fait de moi un étranger à ma propre race. Quand enfin je pourrai m’extraire de mon vaisseau, reconnaîtrai-je seulement quelque chose ?

Le temps relativiste n’a rien d’une bénédiction. Il est ma prison.

Date d’écriture: 2020

Prison de temps #2

Je vis dans une prison de temps. Ma machine temporelle, première de son genre, était mal réglée. Ou peut-être un de mes collègues, jaloux, m’a-t-il volontairement abandonné dans le passé. Toujours est-il que j’ai échoué quelque part au Silurien, dans un marécage qui a inexorablement englouti la machine. Aucun espoir de l’en extraire. C’est déjà miracle que mes assistants et moi-même ayons pu survivre au naufrage.

Le voyage dans le temps n’a rien d’une bénédiction. Il est ma prison.

Date d’écriture: 2020

Prison de temps #1

Je vis dans une prison de temps. Je vois l’avenir. Je sais, avec une précision millimétrique, quand la maladie prendra ma vie. J’ai vu la lente dégénérescence de mon corps jusqu’à cette fin inéluctable. Je ressens par avance la souffrance de mes proches, à l’annonce prochaine de mon état. Et je suis incapable de m’extraire de cet enchaînement.

La prescience n’a rien d’une bénédiction. Elle est ma prison.

Date d’écriture: 2020

Le rêve

Je n’aime pas être dérangé, dans mon rêve. J’ai mis les huit dernières années de ma vie à le construire, à me fabriquer un nouveau monde, plus beau, plus coloré. Plus joyeux.

Mais parfois, la réalité s’immisce dans mon rêve. Elle le corrompt. Parfois, les drogues ne suffisent plus à isoler mon sommeil paradoxal. Accoutumance au principe narco-actif ? Erreur de dosage par le personnel médical ? Rejet de la toxine par mon corps ?

Quand ça arrive, j’entends des cris. Ma femme qui pleure et me demande de me réveiller. Qui me dit que je lui manque. Ma fille aînée, qui me dit qu’elle me déteste pour l’avoir ainsi abandonnée.

Ou peut-être est-ce la part de mes rêves que je ne peux contrôler ?

 

Je n’aime pas être dérangé, dans mon rêve. Parce que j’ai peur de revenir à la réalité. Celle où j’ai pris le volant, ivre. Celle où ma fille cadette en a payé le prix.

Mais pas dans mon rêve. Dans mon rêve, je la retrouve, joyeuse, insouciante. Les drogues me l’ont prise, les drogues me la restituent.

Je sais bien que c’est faux. Qu’elle n’est plus qu’un fantôme, qu’elle ne vit que dans ma tête. Mais… en ce lieu au moins, elle vit. Et si je me réveille, je la tuerai une seconde fois.

Date d’écriture: 2020

Paranoïa

Quand Martya se maria avec Jon, toutes les cloches de l’église sonnèrent à l’unisson et tous, dans le royaume, se réjouirent. Parce que la belle Martya, fantasque et dans la lune, était aimée de tous, et que son bonheur éclaboussait ceux qui l’approchaient.

Jon était le bras droit du ministre des finances et était souvent occupé, aussi Martya prit-elle l’habitude de passer ses soirées seule dans leur manoir. Le doux vin de Terenne coulait fort libéralement, et Martya, grisée par l’alcool, sortait parfois sur le perron sur un coup de tête et riait avec les passants, leur racontant les derniers ragots de la cour. Cela en devint même une attraction – on venait voir la noble éméchée pour en savoir plus sur les derniers potins, qui avait eu un mauvais mot, qui couchait avec qui, et Martya fut bientôt autant aimée pour sa douce folie que pour sa nature bavarde et indiscrète.

Quand Jon amena le seigneur Stem Accort dans leur manoir la première fois, Martya n’y prêta guère attention. Mais il revint fréquemment, s’enfermant avec Jon dans le grand bureau, et Martya, dévorée par la curiosité, commença à les espionner. Elle collait son oreille aux portes, tentant de traduire les quelques sons étouffés qui lui parvenaient en phrases intelligibles. Avaient-ils parlé de renverser le vice-roi, ou de rénover le beffroi ? Mais s’il ne s’agissait que de rénovation, pourquoi tant de mystère ?

Plus Martya observait son mari et Lord Accort, plus elle leur trouvait un aspect sinistre. Elle essaya d’en parler à Jon, qui la regarda avec compassion et inquiétude, comme si elle devenait folle, et lui murmura des paroles apaisantes. Mais peu après, Martya remarqua que des hommes sinistres, tout de noir vêtus, la fixaient d’un air antipathique lors de ses sorties quotidiennes sur son perron. La foule assemblée, elle, semblait ne rien remarquer.

Martya commença à raconter ce qu’elle voyait, et ses histoires se firent plus anxiogènes que les habituels ragots. Les gens hochaient la tête, comme attristés, et vinrent moins nombreux. On ne la croyait pas. Un soir où peu de gens l’écoutaient, un homme lui chuchota des menaces de mort à l’oreille. Martya, tétanisée, ne put dormir la nuit. Le lendemain, elle trouva une lettre glissée sous sa porte, qui assurait qu’elle n’avait nulle part où se cacher, et qu’elle serait torturée et tuée si ses diffamations quotidiennes ne cessaient pas. Elle mit précieusement la lettre dans son secrétaire pour la montrer à Jon, au soir. Il serait bien forcé de la croire.

Mais quand Jon rentra de son travail et qu’il lut la lettre, il haussa les sourcils. Martya la lui arracha des mains et lut. Il s’agissait d’une lettre d’admirateur qui vantait sa beauté en termes forts galants. Martya pleura toutes les larmes de son corps. Comment avait-elle cru… c’était impossible… elle devait être…

Folle. Ou plutôt, comme le dit le docteur, paranoïaque. Martya voyait des choses et son esprit dérangé les déformait pour les rendre sombres, inquiétantes. Elle avait besoin de repos et plus encore, de se désaccoutumer aux excès d’alcool. Elle fut donc envoyée dans un hospice, en campagne, où on la plaça dans une cellule d’isolement. Nul ne vint plus la voir et Martya s’enfonça plus profondément dans son délire, certaine d’avoir été enfermée pour que le grand complot reste secret.

A la capitale, de nombreux badauds soupirèrent en apprenant le sort de Martya la folle. Mais nul ne fut surpris du diagnostic. Martya avait toujours été… bizarre, et son penchant pour la boisson était fort connu. Ses histoires délirantes étaient tout bonnement ridicules, un simple moyen d’attirer l’attention sur elle. Alors on l’oublia.

Quand Martya cessa de se nourrir, nul ne s’y intéressa. Avec sa frêle constitution, elle fut, quelques semaines plus tard, terrassée par une maladie. Quand elle mourut, ce fut dans l’indifférence la plus totale. Si bien que, quand Jon et Lord Accort attaquèrent le palais royal à la tête d’une petite troupe de soldats qui leurs étaient loyaux, fort peu se souvinrent des avertissements de Martya.

Ainsi mourut le vice-roi, et ainsi naquit la dynastie Accort… longue vie au roi !

Date d’écriture: 2020
« Even paranoids have ennemies. » (auteur inconnu)