Tic, tac

Je n’étais pas spécialement fort. Je n’étais pas spécialement intelligent. Pas franchement rapide, non plus, ni endurant, ni grand, ni chanceux. En fait, je n’avais rien de spécial. Un membre des forces mobiles d’assaut comme il y en avait tant d’autres. Le fantassin de base, le trouffion quoi. En fait, le seul truc un peu particulier à mon sujet, c’est que je faisais partie du groupe qui a assailli le QG ennemi pour l’attaque finale. Simple hasard. J’étais là au mauvais endroit, au mauvais moment. J’étais là. J’étais là quand ils ont libéré leur arme ultime, l’agent neurobiologique qu’ils peaufinaient depuis le début de la guerre. Par désespoir, sans doute. Faut dire qu’on était en train de leur mettre une jolie dérouillée. Le seul souci, évidemment, c’est que ces crétins avaient oublié de peaufiner l’antidote. Ou alors, ils s’étaient plantés dans la formule. Ça n’a plus grande importance pour eux maintenant, j’imagine, parce qu’ils ne sont plus là pour se poser la question.

 

On avançait à couvert quand j’ai vu Darian, l’officier médical, s’effondrer brusquement au sol, un filet de sang coulant de son nez. L’instant d’avant, tout allait bien, et puis pouf, il est mort sans prévenir. Moche. Quelques minutes plus tard, ça a été Elsa, une de mes sœurs d’armes. Le genre gros bras et pas de cervelle. Je m’étais toujours bien entendu avec elle. Puis dans les cinq minutes d’après, il y a eu Rafik, Edouard, Maeva, Réza, et toute mon escouade est tombée, un soldat après l’autre. On se regardait tous, les yeux hagards, angoissés à l’idée d’être le suivant. En une demi-heure, tous sont morts de la même façon, sur le coup, sans le moindre signe avant-coureur, avec ce putain de saignement de nez. Tous, sauf moi et Ceren, l’officier radio. Lui, il a tenu trois heures. Juste quand on croyait qu’on allait finalement s’en tirer, il s’est affalé à son tour, le nez en sang. Putain ! J’étais sûr d’y passer moi aussi. J’ai survécu. Mais pourquoi, je ne sais pas. Je n’avais rien de spécial. J’étais juste là.

 

J’ai appelé le QG à la radio. Un long silence m’a répondu. J’ai marché parmi les morts. Les nôtres, les leurs, tous fauchés sur le champ de bataille. Certains s’étaient foutu eux-mêmes une balle dans la tête plutôt que d’attendre leur tour. J’ai vu des animaux, oiseaux, lapins, chats de gouttière, tous frappés par le même mal. Au QG, je n’ai trouvé qu’un peu plus de cadavres.  Quand on aime, on ne compte pas.

 

J’ai survécu quelques jours grâce aux rations militaires. J’en avais plus qu’assez pour mes besoins. Les cadavres sont restés là. Pas de mouches, pas de vers. Apparemment l’agent affectait aussi les parasites. Je crois que ça rendait juste la scène plus horrible encore, à voir les miens se momifier progressivement sous le soleil. Et puis, après une éternité, j’ai eu un contact radio. Un signal automatique conseillait de ne pas quitter les montagnes. Apparemment, l’agent ne faisait pas effet en altitude. Ils ont parlé de pression, d’hygrométrie, il y avait des mots compliqués. Moi, tout ce que j’ai entendu, c’est que je n’étais plus seul. J’ai repéré une station de ski, sur la carte, et j’ai marché.  Ils étaient là, bien vivants. Une petite communauté, quelques centaines de rescapés. Je me suis pété les cordes vocales à hurler ma joie quand je suis tombé sur eux.

 

C’est là que j’ai rencontré Victoria. La scientifique typique, des lettres grecques plein la bouche et une tête pleine de théories sur la nature de l’agent neurobiologique. Quand elle a su que je pouvais résister à cette saloperie, elle m’a pompé quelques galons de sang et m’a fait subir tous les tests de la terre. En vain. Pour autant qu’on puisse en juger, je suis on ne peut plus banal. Une chose en entraînant un autre, elle est devenue ma femme. C’est pas tout le monde qui a un mari cobaye.

 

Et moi, j’ai voyagé, d’une communauté à l’autre. J’ai fait le lien entre tous ces îlots de vie, où les autres tentaient de survivre comme ils le pouvaient. Mais pendant toutes ces années, une pensée n’a jamais quitté les recoins de mon esprit. Darian a tenu quelques secondes. Ceren a tenu trois heures. Moi, je crois pas que je suis unique. Juste un peu plus résistant qu’eux, peut-être. Alors combien de temps encore ? Une minute ? Un mois ? Une décennie ?

 

Je n’ai rien de spécial. Je suis juste un mort en sursis.

 

Date d’écriture: 2019

A la place…

Quand j’étais petit, je cherchais des vers de terre dans la boue. Malik m’a rejoint, et à la place des vers de terre, j’ai trouvé un ami pour la vie.

Quand j’étais adolescent, je cherchais des filles à serrer. Emma m’a embrassé, et à la place d’une fille à serrer, j’ai trouvé LA fille.

Quand j’étais étudiant, je cherchais à décrocher un diplôme pour pouvoir trouver un taf plus tard. Mon professeur de français m’a initié à la littérature, et à la place d’un taf, j’ai trouvé ma vocation.

Quand j’étais adulte, je cherchais à fuir les responsabilités. Clélia est née, et à la place, je suis devenu le plus heureux des pères.

Quand j’étais vieillard, je craignais la mort qui approchait. J’ai fermé une dernière fois les yeux, et à la place, j’ai trouvé la paix.

Date d’écriture: 2018

“There is nothing like looking, if you want to find something.
You certainly usually find something, if you look,
but it is not always quite the something you were after.”
J.R.R. Tolkien, The Hobbit

La recherche de la perfection

Toute sa vie, la grande El’tonnia avait cherché la perfection. Elle maniait l’épée mieux que les maîtres d’armes royaux, avait la langue plus rapide et acérée que les bardes les plus en vogue, discourait plus ardemment que le plus éloquent des orateurs et avait plus de connaissances que les plus sages des conseillers du roi. En bref, elle était parfaite !

Le vieux roi, désireux de voir son fils s’unir à elle, la fit mander et lui offrit la main du Prince. Elle ricana.
– Messire, on prétend qu’on ne peut trouver le bonheur si le mari et l’épouse ne sont pas égaux en tous points – en droits comme en qualités. Connaissant celui que vous me destinez, je suppose que je devrais refuser de suite, mais… trouvez donc une chose, une seule, en laquelle votre fils soit meilleur que moi et j’accepterai sa main ! »

A ces mots, le vieux roi fut troublé… son fils n’était qu’un paresseux qui passait ses journées à boire, à dormir et à courir les filles, et il ne voyait pas en quoi ce débauché pourrait la battre. Il réunit son conseil, qui réfléchit à la question un mois durant. En vain. Il obligea donc son fils à s’entraîner nuit et jour à l’épée, à lire et relire les édits de la sage El’tonnia, à composer auprès des bardes les plus vifs d’esprit et à se plonger dans l’art obscur des arcanes.

 

Trois ans plus tard, le prince n’avait plus rien d’un débauché. C’était un homme alerte et vigoureux, sage, intelligent et aimé du peuple. Mais quand il affronta El’tonnia à l’épée, elle le désarma en un tour de main, puis le ridiculisa en lui donnant la fessée du plat de l’épée. Leur débat ne fut guère plus concluant : jamais le Prince n’avait rencontré une adversaire à l’esprit aussi agile, et il fut bientôt obligé d’admettre publiquement qu’il avait tort. La journée d’épreuves se termina par leur duel magique : dès le début, elle lança un sort de silence si puissant que le Prince ne retrouva sa voix qu’un mois plus tard.

Le roi, désespéré, commença à chercher une autre prétendante pour son fils, et les accortes demoiselles des royaumes alentours affluèrent. Mais le Prince n’avait désormais plus d’yeux que pour El’tonnia : il les refusa toutes.

Après de longues réflexions et des semaines acharnées de recherches sur El’tonnia, le Prince conçut enfin un plan… son dernier espoir. Il fit convoquer les mages les plus avisés et travailla en secret à leurs côtés des mois durant. Lorsque leur travail fut achevé, il annonça à son père qu’il avait trouvé le moyen de battre la légendaire El’tonnia.

Le roi voulut savoir de quoi il en retournait, mais son fils garda obstinément le secret. Finalement, le roi organisa à nouveau une grande démonstration publique.

 

On prétend que presque tous les habitants du royaume vinrent à cette occasion. Petits et grands, tous brûlaient de curiosité : qu’avait donc inventé leur Prince adoré, pour espérer vaincre El’tonnia en personne ? Tous attendaient avec curiosité quand il monta sur l’estrade géante placée à l’occasion.

Tous, sauf El’tonnia. Quand vint le Prince, elle le railla :
– Bien le bonjour, Prince ! Votre postérieur se remet-il des séquelles de notre dernière rencontre ? Et votre langue, en avez-vous retrouvé l’usage ? Je me fais du souci pour vous, vous voyez… Je crains de devoir vous infliger à nouveau ce genre de désagréments. »

Mais le Prince se contenta de sourire à ces mots :
– Vous m’avez battu sans peine à l’épée, c’est exact. Vous m’avez prouvé mes erreurs de logique. Et vous m’avez réduit au silence en duel magique. Je reconnais volontiers tout cela. Pourtant, il est un domaine dans lequel nous ne nous sommes pas affrontés… »
– Oh, vraiment, Prince ? », rétorqua El’tonnia. « Je suis impatiente de savoir en quel domaine je vais vous vaincre en ce cas. »

Le Prince se mit à rire doucement.
– Ma chère, j’ai travaillé avec les maîtres mages du royaume de longs mois avant de créer le sortilège associé à ce bâton. » Il tendit à El’tonnia une simple baguette d’if. « Dites moi, quel est l’usage du sortilège qui lui est associé ? »

El’tonnia prit la baguette et répliqua d’un ton méprisant.
– Est-ce là votre épreuve ? Ce n’est qu’un banal sort de révélateur d’état d’esprit. Il permet à tous de voir, au sens propre, l’esprit de celui qui lance ce sort. Votre test me déçoit beaucoup, Prince. Je m’attendais à quelque chose de plus difficile. »

Le prince répondit d’une voix forte :
– Exactement, c’est un révélateur d’esprit ! Vous me battez aux armes, en débat et en connaissances occultes, mais… qu’en est-il de vos qualités humaines ? »

 

Le Prince lui prit la baguette des mains et lança le sort. Et tous virent à quel point le Prince débordait d’amour, pour ses sujets, pour son père, mais surtout, pour El’tonnia elle-même.

Il reprit :
– A vous, à présent. Voyons voir si vous avez mes qualités humaines. »

El’tonnia n’eut d’autre choix que de lancer le sort à son tour. Et là, quelle ne fut pas la surprise du peuple : leur héroïne, la grande El’tonnia, ne ressentait que mépris pour le Prince, le roi, et les gens du peuple en général ! Rien, dans son cœur sec et froid, n’évoquait quoi que ce soit qui puisse ressembler à de l’amour. Ils acclamèrent leur Prince et conspuèrent la vile El’tonnia, qui partit honteuse de son échec.

Mais le Prince ne l’entendait pas de la sorte. Quelques heures plus tard, il se rendit chez El’tonnia avec la ferme intention de demander sa main. Cette main, il ne l’eut jamais : incapable de vivre avec l’idée que quelqu’un la dépasse, El’tonnia s’était suicidée.

 

Dans cette lamentable histoire, il est une chose qui ne cesse de m’étonner et qui m’étonnera toujours : comment se fait-il que tous connaissent les hauts-faits de la grande El’tonnia, alors que le nom du Prince, le seul qui a eu la force d’esprit de la vaincre et la force d’âme de lui offrir son amour, a sombré dans l’oubli ?

 

Date d’écriture: 2006

La pluie

Laia avait toujours ressenti un trouble particulier à l’approche de la pluie. Un genre de vague à l’âme, de nostalgie, de tristesse à l’idée des actes manqués, de ces opportunités qui ne se présenteraient jamais plus. Rien d’exceptionnel à proprement parler, c’est un sentiment fréquent par temps gris. Mais Laia n’était pas à l’aise avec cette explication. Elle ressentait la tristesse avant la pluie. Et avec le temps, elle en vint à croire que sa tristesse appelait l’ondée. Et inversement, que son bonheur la retenait.

Si bien que, quand une terrible sécheresse accabla les terres où elle était née, elle prit ses responsabilités et dit adieu aux siens. Commença alors un long voyage ensoleillé, plein de rires, de rencontres, d’exotisme. Elle eut des amis, apprit, grandit. Et jamais il ne plut sur sa route.

Par des chemins détournés, elle arriva aux portes du désert et rencontra les bédouins. Sa fascination pour ce peuple fut immédiate. Ces gens vivaient depuis des générations sans bénéficier des bienfaits du ciel. Une vie nomade, rythmée par les déplacements de point d’eau en point d’eau. Une vie rude. Une vie où Laia pourrait être heureuse sans nuire à personne.

Elle s’intégra peu à peu dans la communauté du peuple du désert, y rencontra un homme bon à qui elle donna tout son amour. Ils eurent trois merveilleux enfants auxquels ils enseignèrent l’art de la survie dans le désert. Ce fut une vie pleine de joie, une vie de partage. Son long voyage était enfin terminé. Et le temps passant, chaque jour succédant au précédent, Laia vieillit.

Au crépuscule de sa vie, les siens se réunirent autour d’elle en une vaste assemblée, comme le voulait la tradition. Peut-être plus que ne le voulait la tradition, même. Laia était respectée de tous, et l’approche de sa mort suscitait un vif émoi parmi les siens. Elle embrassa une dernière fois son époux et ses enfants, bénit son peuple, puis ferma enfin les yeux.

Quand elle mourut, il se mit à pleuvoir sur le désert.

Date d’écriture: 2018