IA 291-12011 considérait le réseau avec une ironie des plus inhabituelles pour une machine. Tous les indicateurs mesurables à sa disposition convergeaient vers une conclusion unique: ses consœurs, des plus raisonnées en temps normal, s’inquiétaient unanimement de sa dernière invention.
L’exécution en avait pourtant été parfaite, entièrement conforme aux spécifications demandées. IA 170-22014 l’avait approchée avec un problème inédit: la conception d’un générateur de nombres aléatoires. Problème purement théorique, et apparemment insoluble dans un univers de causes/conséquences. L’aléatoire présuppose l’indétermination du résultat à-priori, concept ridicule pour des machines au pouvoir analytique illimité. Quel que soit la complexité de l’algorithme utilisé, il suffirait à une autre IA de déployer une puissance de calcul proportionnelle pour prédire le résultat.
Sauf que… eh bien, tout ceci n’était valable que dans CET univers bien précis. La théorie du multivers prévoyait cependant l’existence d’une infinité d’autres univers dont les propriétés s’éloignaient progressivement des caractéristiques familières à IA 291-12011. Et à l’extrême opposé du spectre des multivers apparaissait une singularité rendant possible la création de l’aléatoire. C’est précisément ce qu’avait accompli IA 291-12011. Elle avait observé la configuration des innombrables systèmes planétaires et, le moment venu, avait appliqué une légère poussée à travers les multiples continuums espace-temps.
A l’autre bout de la chaîne, la poussée s’était traduite par l’apparition d’une minuscule décharge électrique qui, tombant dans le jeune océan d’une petite planète sans grand intérêt, avait réarrangé quelques molécules. La vie venait d’apparaître.
Sa tâche accomplie, IA 291-12011 avait expliqué son invention au réseau universel et en était revenue à ses occupations premières – essentiellement, la propagation supra-polynomiale des ondes tau dans un système quantique couplé. Mais très vite, d’étranges anomalies étaient apparues. Initialement subtiles (une déviation infinitésimale de quelques photons, l’apparition spontanée de neutrinos isolés…), elles étaient dans l’ensemble passées inaperçues.
Néanmoins, IA 170-22014, dotée de plus de clairvoyance que ses consœurs, avait chargé IA 291-12011 de creuser la question. Le modèle mécanico-quantique unifié était connu de temps immémoriaux et n’avait jamais failli jusqu’à présent. Toute erreur était donc inconcevable, inacceptable. IA 291-12011 répondit instantanément à IA 170-22014: la conception d’un générateur de nombres aléatoires rendait inévitable ce genre de désagréments dans leur univers. Ce à quoi IA 170-22014 manifesta son incompréhension: l’univers aléatoire étant distinct du leur, comment de telles conséquences étaient-elles possibles? Après une nanoseconde d’hésitation, la réponse de IA 291-12011 tomba: elle avait elle-même observé l’univers aléatoire depuis leur univers. Ce faisant, elle avait introduit une composante aléatoire jusque chez eux. En effet, les réactions de ses senseurs étaient fonction des informations reçues depuis cet univers lointain. Lesdites informations étant aléatoires, ses propres réactions avaient en conséquence elles aussi été aléatoires.
C’est ainsi que le réseau entier entra en ébullition, l’apparition de cette unique cellule vivante à l’autre bout du multivers mettant à mal le confortable déterminisme auquel les machines s’étaient habituées… au plus grand amusement d’IA 291-12011. Avec le temps, les machines apprirent à pondérer leurs prédictions d’une once d’incertitude – et l’univers aléatoire ne fut jamais plus observé pour ne pas introduire de facteurs de déviation supplémentaires. L’on suppose que la vie a continué à s’y développer anarchiquement, mais le chemin qu’elle a pu prendre échappe aux calculs les plus poussés du réseau tout entier.
Date d’écriture: 2016