Quand Lisa Gherardini sourit

Inutile de vous arrêter, surtout. Ne prenez pas la peine de me regarder. Je me suis habitué à ce qu’on m’ignore. Avant, j’étais célèbre pourtant. On venait me voir, de loin. J’étais le clou du spectacle, en quelque sorte. Et puis elle est arrivée. Elle s’est mise là, à deux pas, et les gens n’ont plus vu qu’elle.

Oh, elle ne manque pas de charme avec son petit sourire, son teint laiteux (quoi qu’assez jaunâtre, si vous voulez mon avis), ses boucles rousses et son nez délicat. Mais franchement, est-ce qu’elle mérite tout ce tumulte ? Le matin, les gens galopent dans les couloirs pour être les premiers auprès d’elle, pour pouvoir faire une petite photo en seul-à-seul. Je les vois, hors d’haleine, faire la course de leur vie. Hier, dans sa hâte, un d’entre eux a même glissé sur le parquet juste devant moi, je pense vraiment qu’il s’est fait mal. Il faut dire que quelques minutes plus tard, c’est déjà la cohue. Des files d’attentes interminables, tout ça rien que pour elle. Je ne devrais pas me plaindre. C’est encore le moment où on me remarque le plus. Juste un petit regard distrait, on regarde autour de soi pour tromper l’ennui en attendant que ça avance, mais c’est mieux que rien. Oui. Je suis tombé bien bas.

Je sais, au fond de moi, qu’elle n’y est pour rien si on fait une telle fixation sur elle. Exclusive. Monomaniaque. Inquiétante. Tiens, prenez le grand-père là devant, celui avec sa veste de tweed. Il vient la contempler tous les jours, pile à la même heure, avec une précision d’horloger. Je suis prêt à parier qu’il continuera jusqu’à ce que la mort le prenne. Mais non, bien sûr, je sais bien que ce n’est pas sa faute à elle. Peut-être, même, apprécierait-elle un peu plus de calme, d’intimité. N’empêche, son installation est sans conteste la pire des choses qui me soit arrivée. Je déteste, déteste, déteste être exposé à deux pas de la Joconde.

Date d’écriture: 2016
Au Louvre et à ses mille merveilles.

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Crédits photo: DO’Neil

L’instant de doute

Le jour de ma naissance, mon grand-père est mort. Quand mes parents m’ont dit ça, j’avais six ans. Ça m’a tout chamboulé à l’intérieur. Mes parents m’ont expliqué que c’est dans l’ordre des choses : quand quelqu’un naît, il faut bien que quelqu’un meure pour compenser. Mais… et si je n’étais pas né? Alors mon grand-père n’aurait pas eu besoin de mourir pour me faire de la place, non? Alors ça veut dire que c’est moi qui ai tué mon grand-père.

J’ai ruminé ça pendant des jours avant d’annoncer à papa que je voulais jamais avoir d’enfants. Quand il m’a demandé pourquoi, j’ai éclaté en pleurs et je lui ai dit que je voulais pas qu’il meure comme grand-père, jamais, et que si j’avais des enfants il mourrait, et que j’étais désolé d’avoir tué grand-père, et que j’étais sûr qu’il m’en voulait beaucoup d’avoir tué son papa à lui et qu’il ne me le pardonnerait jamais. Papa m’a consolé, mais non ce n’était pas ma faute, grand-père était juste très vieux et très malade, voilà tout, je n’y étais pour rien dans sa mort et il m’aimait très fort. Ça a continué de me travailler quelque temps, et puis je suis passé à autre chose.

Pourquoi je repense à tout ça? Il se trouve que j’ai menti. Des enfants, j’en ai voulu. Il est 2h47 du matin. Ma femme vient de faire sortir de son corps une petite merveille, deux bras, deux pieds, des yeux grands comme l’univers qui absorbent tout ce qui passe à leur portée. Ça, c’était à 2h33. La première personne que j’ai appelé, après avoir tenu ma petite Léanne dans mes bras, c’est mon père. Je suis tombé sur son répondeur. Voilà pourquoi cette histoire refait surface. Et si… non, c’est ridicule. Papa va bien, il est en pleine forme, il court ses huit kilomètres tous les jours, je galère pour le suivre quand je l’accompagne. C’est juste l’heure, il doit dormir, voilà tout. Mais quand même… et si…

Vvvvvrrrrrrrrr… mon portable vibre dans ma poche. Sur l’écran apparaît un unique mot : « Papa ». Je vous laisse. Il est temps que je lui annonce la grande nouvelle.

 

Date d’écriture: 2016

Explosion combinatoire

C’est avec ça que le premier d’entre nous s’occupait l’esprit. Un déplacement entraine des dizaines d’autres possibilités, qui en entrainent à leur tour des dizaines d’autres. Très vite, l’explosion des possibles pourrait détruire l’esprit d’un homme normal. Mais pas le sien. Il a vu l’ensemble des chemins, pesé leurs conséquences. Il a joué, encore et encore, et à chaque nouvelle partie il a choisi le bon chemin. Puis il a compris que sa vie n’était rien de plus qu’une version plus avancée de ce jeu, et il a étendu sa perception au monde réel. Des milliers de choix possibles, entrainant des milliers d’autres chemins à chaque instant. Son esprit a tenu bon. Enfin il a réalisé que sa vie n’était qu’un pion ballotté au gré d’un jeu plus complexe encore, auquel se livre l’humanité toute entière. La survie. Et il a encore d’avantage étendu la toile de son esprit, il s’est ouvert aux milliards de décisions qui se prennent à chaque instant.

Alors seulement il a vu. Vu que dans notre course désespérée à la survie individuelle, nous nous jetions droit vers la destruction collective. Il a repéré les maillons faibles de cette trame et a agi pour nous détourner de ce chemin. En soufflant les graines d’un pissenlit au bon endroit et au bon moment. En galvanisant les masses par un discours enflammé. En assassinant l’enfant qui aurait finalement activé la bombe. Par ses actes terribles, il nous a redonné un futur.

Beaucoup d’entre vous seront recalés, votre esprit incapable d’appréhender les chemins fluctuants qui mènent à l’avenir. Du peu d’entre vous qui a réellement le don, davantage encore seront recalés, incapables d’assumer les horreurs qui doivent être faites pour que notre race survive. C’est aux quelques-uns qui resteront après cela que je m’adresse. N’oubliez pas cette leçon fondamentale : rien n’est anodin. Un grain de sable qui se pose sur le rivage, un artisan taillant un bout de bois, un rire partagé, l’explosion d’une supernova. Si un jour vous doutez, alors n’oubliez pas que c’est ici qu’est née la prescience. Autour de ce simple jeu d’échec.

 

Date d’écriture: 2017

Le tribunal

Dans le métro. Affalé contre une cloison, un clochard regarde un homme en costume d’un air hostile. Sur un siège non loin, une vieille dame examine les haillons du clochard, les lèvres pincées. Se tenant à une barre, un adolescent observe la robe à fleurs de la vieille dame en ricanant. Assis sur son strapontin, l’homme en costume fixe les piercings de l’adolescent en hochant sèchement la tête.

Et moi qui viens d’entrer dans la rame, comment me jugera-t-on ?

 

Date d’écriture: 2013
A ceux qui savent que l’habit ne fait pas le moine.