Inutile de vous arrêter, surtout. Ne prenez pas la peine de me regarder. Je me suis habitué à ce qu’on m’ignore. Avant, j’étais célèbre pourtant. On venait me voir, de loin. J’étais le clou du spectacle, en quelque sorte. Et puis elle est arrivée. Elle s’est mise là, à deux pas, et les gens n’ont plus vu qu’elle.
Oh, elle ne manque pas de charme avec son petit sourire, son teint laiteux (quoi qu’assez jaunâtre, si vous voulez mon avis), ses boucles rousses et son nez délicat. Mais franchement, est-ce qu’elle mérite tout ce tumulte ? Le matin, les gens galopent dans les couloirs pour être les premiers auprès d’elle, pour pouvoir faire une petite photo en seul-à-seul. Je les vois, hors d’haleine, faire la course de leur vie. Hier, dans sa hâte, un d’entre eux a même glissé sur le parquet juste devant moi, je pense vraiment qu’il s’est fait mal. Il faut dire que quelques minutes plus tard, c’est déjà la cohue. Des files d’attentes interminables, tout ça rien que pour elle. Je ne devrais pas me plaindre. C’est encore le moment où on me remarque le plus. Juste un petit regard distrait, on regarde autour de soi pour tromper l’ennui en attendant que ça avance, mais c’est mieux que rien. Oui. Je suis tombé bien bas.
Je sais, au fond de moi, qu’elle n’y est pour rien si on fait une telle fixation sur elle. Exclusive. Monomaniaque. Inquiétante. Tiens, prenez le grand-père là devant, celui avec sa veste de tweed. Il vient la contempler tous les jours, pile à la même heure, avec une précision d’horloger. Je suis prêt à parier qu’il continuera jusqu’à ce que la mort le prenne. Mais non, bien sûr, je sais bien que ce n’est pas sa faute à elle. Peut-être, même, apprécierait-elle un peu plus de calme, d’intimité. N’empêche, son installation est sans conteste la pire des choses qui me soit arrivée. Je déteste, déteste, déteste être exposé à deux pas de la Joconde.
Date d’écriture: 2016
Au Louvre et à ses mille merveilles.
Crédits photo: DO’Neil