Humaine

L’étincelle divine s’était posée sur mon front. J’étais devenue toute puissante.

Je contemplais un instant l’étendue vertigineuse de ce qui était désormais à ma portée. Le faire tomber amoureux. Créer de nouveaux univers. Tuer tous ceux qui me barraient la route… non, mieux, faire qu’ils n’aient jamais existé ! Devenir milliardaire, me créer un corps de rêve, connaitre tous les mystères de l’univers, être adulée de la Terre entière, finalement arrêter les guerres et la faim, voir l’avenir, cesser de vieillir, assurer le futur de l’espèce humaine, connaitre le bonheur éternel.

Je hochais la tête, et déployais mon pouvoir pour m’assurer que jamais je ne pourrais rien faire de tout cela à l’avenir. Je renonçais à ma toute-puissance. Je ne serais pas une déesse, une star internationale, une personnalité de premier plan. Personne ne saurait jamais. Je resterais Marie Bertin, 47 ans, célibataire sans enfants, secrétaire sans grandes perspectives d’avenir dans une boite spécialisée en comptabilité. Et je ne regrettais rien.

Parce qu’en un terrible instant, j’avais entrevu les chemins possibles. Et c’était la seule voie où je restais humaine.

Date d’écriture: 2024

Détails

Clem n’était pas la plus belle, pas la plus intégrée dans la société de Stellar-3727, et globalement pas le meilleur parti pour Matt. De très loin. Juste une technicienne de bas niveau, face à un ingénieur de haut vol. Mais depuis son retour de congés sabbatiques hors du vaisseau-ville, quelque chose en elle attirait son attention.

Était-ce cette délicate odeur sucrée, qui semblait la suivre ces derniers temps ? Ce tatouage dermo-laser qu’elle arborait désormais ? (depuis quand l’avait-elle ?) Matt n’aurait su le dire, mais il était maintenant instantanément conscient de sa présence dès qu’elle se trouvait dans les parages.

Ce qui n’était pas si fréquent, la vie étant ce qu’elle est à bord d’un vaisseau de classe Titan. Peu de raisons pour qu’un ingénieur et une technicienne se croisent à bord, en dehors du réfectoire ou des activités extra-professionnelles. C’est par leur intérêt commun pour la poésie antique que leurs chemins s’étaient croisés. Et ce matin, Clem présentait ses dernières trouvailles. Un des poèmes attira particulièrement l’attention de Matt :

« Un hasard, une rencontre, un trouble passager. Un sourire, un repas, un futur présagé. Un baiser, une étreinte, un soupir partagé. »

Pour moi, c’est ça l’amour, avait dit Clem. Pas des serments éternels, pas des accords contraignants. Juste des moments partagés parce qu’on le veut tous les deux. Des détails de la vie de tous les jours, qui deviennent soudainement importants pour nous. Et Matt aurait juré qu’elle le regardait quand elle disait cela.

Les yeux ouverts, sur sa couchette, à regarder un léger défaut de peinture au plafond. Matt était amoureux, il le savait maintenant. A terre, il en aurait parlé directement à Clem et si elle voyait les choses de la même façon, ils auraient pu laisser libre cours à leur histoire. Mais ici, à bord du vaisseau, les relations interpersonnelles étaient strictement encadrées. Matt rassembla donc son courage, prit sa console, et déposa une demande d’autorisation relationnelle de classe 4, qui, selon la procédure, atterrit en premier lieu dans la console de Clem. La réponse positive fut quasi-immédiate ; un large sourire illumina le visage de Matt.

Selon la procédure établie, la demande devait à présent être validée par l’IA du vaisseau-ville Stellar-3727. Mais, chose inhabituelle, l’IA n’approuva ni ne rejeta la requête. A la place, le pouvoir de décision fut transféré à Sara, capitaine du navire. Il était bien tard dans la nuit quand Sara prit connaissance de la question (de nombreux problèmes de priorité supérieure avaient nécessité son attention), mais le caractère exceptionnel de la retransmission attira son attention. Jamais, de mémoire de capitaine, on n’avait eu à jouer les entremetteurs. Pas depuis les temps antiques.

Apparemment, l’IA avait refusé de valider la requête, au motif que la différence de grade entre les deux était assez grande pour créer un déséquilibre hiérarchique dans le couple. Mais elle avait également refusé de rejeter la requête, au motif que les deux étaient remarquablement appariés, ce qui pouvait créer une synergie et significativement améliorer la productivité du couple et de leur entourage.

Sara haussa les épaules et approuva la requête. Ces foutues IA ne voyaient que des colonnes de plus et de moins, mais elle, entre ces lignes, elle avait lu un amour possible.

Le reste, au fond, ce n’était que des détails.

Date d’écriture: 2024

Nomade

Bonjour Suzanne ! »
Oh… bonjour Marc ! »
Je vois que tu fais bosser les archives ! »

Depuis plusieurs jours, Suzanne semblait concentrée sur une série de vieux dossiers depuis longtemps classés, et j’étais curieux de savoir ce qu’elle faisait.

Je… oui. »

Prudente. Réticente à partager avec moi. Je décidais d’attaquer sous un angle plus direct.

Tu as trouvé quelque chose ? Besoin d’un coup de main ? »

Suzanne me considéra un instant, puis soupira.

Marc, tu vas me prendre pour une folle. »

Je haussais les épaules.

Dis toujours ! »
OK… tu te souviens l’affaire Marroni ? Le petit dealer que tu as arrêté ? »
Evidemment ! »
Ça m’a frappé comme il protestait avec véhémence, comme il disait que ce n’était pas lui. »
Bien sûr, ils disent tous ça. Sauf que je l’ai pris en flagrant délit avec assez d’héroïne sur lui pour faire tripper un rhinocéros. C’était lui, aucun doute ! »
Oui, oui… mais ça m’a rappelé un autre cas sur lequel j’avais bossé, le gang de Saint Just. Le chef du gang avait perdu la tête quand on l’a arrêté, il prétendait être quelqu’un d’autre. »
Ça remonte à quelques années, mais je me souviens vaguement maintenant que tu en parles. Arthur quelque chose, non ? J’avais été vérifier, je l’avais trouvé mort dans son appartement ? »
C’est ça. Du coup, j’ai fouillé dans les archives. On dirait que le même schéma s’est reproduit au moins une douzaine de fois dans les dernières décennies. »
Oh ? »
C’est comme si… »
Comme si ? »

Elle hocha la tête.

OK, je me lance. Imagine un instant que des… êtres capables d’échanger leurs corps se promènent parmi nous. Une fois de temps en temps, quand leur corps semble sur le point de ne plus être pratique pour leurs besoins, ils échangent avec quelqu’un d’autre. Genre juste avant qu’on les arrête, ou au moment de mourir… je sais que ça parait complètement cinglé, mais je n’arrive pas à expliquer autrement comment des gens sains d’esprit peuvent perdre la tête aussi brutalement quand on les coince, et tous dire exactement la même chose ! »

Je souris gentiment.

Ce serait… incroyable ! »

Pendant ce temps, je réfléchissais. Le timing devait être parfait.

Je sortis mon arme de service, droit vers mon cœur, et j’appuyais sur la détente. J’eus à peine le temps de ressentir une petite brûlure que j’occupais déjà l’ancien corps de Suzanne. Les yeux de Marc s’écarquillèrent de surprise, sa bouche forma un O parfait, et l’esprit de Suzanne mourut dans mon ancien corps.

J’allais devoir prévenir les autres âmes nomades, bien sûr. Leur demander d’être plus discrètes. Nos activités commençaient à se voir un peu trop.

Bon. Comment aurait réagi Suzanne dans cette situation ? Ah, oui. Je hurlais à pleins poumons et m’affalais au sol, apparemment sous le choc. Il allait falloir que je sois subtile. Me faire passer pour Suzanne sans trop attirer l’attention. Difficile, mais jouable. Suzanne venait de voir son collègue Marc se suicider sous ses yeux, après tout. Ça pourrait expliquer les petites différences de comportement.

Et ce serait amusant, aussi. Suzanne avait une bonne situation, un corps en pleine santé, et surtout, un mari et des enfants formidables.

Date d’écriture: 2022

Le silence

Dans les espaces entre les espaces, aux tréfonds du vide intergalactique, se cachait le Chasseur. Il attendait patiemment, à l’affût, qu’une proie émerge des ombres et entre dans son domaine. Depuis combien de temps était-il ainsi immobile, il n’aurait su le dire. Dans cette veille semi-consciente, le passage des millénaires ne l’affectait pas. Sa transe ne pouvait être arrêtée que par…

Soudain, le signal qu’il attendait. Un faisceau radioélectrique ténu, à plusieurs siècles lumières sur un bord externe de la galaxie. Il se mit instantanément en route, tous ses sens soudainement en éveil.

Plus il approchait, plus les signaux se faisaient pressants. La proie était manifestement inconsciente de son existence, pour faire un tel raffut. Ce serait une mise à mort facile. Le Chasseur aurait ressenti un pincement de cœur, si seulement il avait eu un cœur. Il préférait les défis.

Mais tout son être était maintenant engagé dans le sprint final vers la proie, et reculer n’avait jamais été une option. Il bondit vers un système stellaire des plus banal, identifia la troisième planète comme étant la tanière de sa proie, et fondit sur elle, annonciateur de l’apocalypse. Il en éradiqua quasi instantanément toute vie biologique et se remit en veille, attendant la proie suivante.

Sur Terre, l’humanité, qui avait naïvement envoyé des messages dans le silence intergalactique, était redevenue silencieuse.

Date d’écriture: 2022

La prison mentale

Quand ils m’ont sorti du camp, ils ont dit qu’ils me libéraient. Depuis, je revois chaque détail.

La crasse. Le froid. La faim. Le pavé sanglant que je tiens à la main. L’adolescent à mes pieds, le crâne éclaté. Ses doigts que j’écarte pour m’emparer du butin, un quignon de pain moisi pour lequel je l’ai tué. Mon fils mourant à qui je le donne, dans l’espoir de lui redonner des forces. L’intoxication alimentaire qui l’emporte trois jours plus tard. Les éclats de rire des officiers Nazis quand ils apprennent la nouvelle.

J’aimerais que ça s’arrête. Impossible. Je ne serai jamais plus libre.

Mon esprit est une prison dont je n’ai pas la clef.

Date d’écriture: 2022

L’immersion

Est-ce que je fais fausse route ? J’ai décidé d’avancer. De vivre ma vie. J’ai rencontré ma femme, que j’aime de tout mon cœur. Nous avons eu trois beaux enfants. Nous vivons dans une superbe maison, et rien ne semble devoir entacher notre bonheur.

Sauf que rien de tout cela n’est peut-être vrai.

Il y a vingt-trois ans, pour fêter ma majorité, je suis entré dans une machine à réalité altérée pour vivre une expérience en immersion totale. Sauf que ça n’a pas fonctionné. La machine a grillé, un défaut matériel extrêmement rare, avant même qu’ils n’aient pu m’immerger. J’en suis ressorti un peu frustré, et puis je suis allé me bourrer la gueule avec mes potes. La fête a continué.

Les quelques mois suivants, j’ai vécu toutes sortes de nouvelles choses. Un mémorable lendemain de cuite, pour commencer. J’ai emménagé dans un studio étudiant miteux et commencé mes études de psychologie à la fac. J’ai rencontré de nouveaux amis. J’ai rencontré Jenny.

Et puis j’ai commencé à faire ces cauchemars. Au départ, j’étais incapable de m’en souvenir distinctement. Mais avec le temps et les répétitions, j’ai fini par comprendre. Dans mon cauchemar, une voix pleure et me demande de sortir. Sauf que pour sortir, il me faut mourir.

Est-ce que je fais fausse route ? J’ai décidé d’avancer. De vivre ma vie. Mais chaque seconde qui passe dans cette réalité est peut-être un instant de vie que je perds, connecté à une machine qui m’invente une nouvelle existence.

Peut-être, après tout, que l’immersion a trop bien fonctionné.

Date d’écriture : 2021

Le Pari

Quand il était enfant, on lui avait enseigné le Pari de Pascal. Le Pari dit, en substance, que quitte à être joueur, mieux vaut croire en Dieu que de ne pas croire. Parce que s’il se trompe, le croyant n’a rien perdu de spécial. L’athée, en revanche, se retrouve condamné aux enfers pour le reste de l’éternité, et là, ça rigole tout de suite beaucoup moins.

Alors il avait cru. En Dieu, son fils Jésus, le Saint Esprit, la totale. Il était passé par tous les sacrements, de son enfance à son lit de mort, où il se trouvait à présent. Il n’avait pas peur. La foi le protégeait, l’enveloppait comme un manteau. Quand son esprit quitta son corps et s’éleva vers le ciel, son âme se réjouit, et il bénit Pascal et son pari pour l’avoir amené dans le droit chemin.

Les nuages s’écartant doucement, il vit une silhouette apparaître progressivement. En émoi, il reconnut son Créateur, tomba à genoux et se répandit en homélies. Mais comme les derniers lambeaux de brume s’écartaient, il s’interrompit brusquement.

– Perdu… » lui dit gentiment Allah.

Date d’écriture: 2021

L’infini

Quand les mots habillent un concept comme le ferait un vieux manteau, confortable et familier, on en oublie souvent ce qu’ils peuvent réellement signifier. Nos esprits paresseux suivent la voie de facilité, à croire qu’ils ont été élevés ainsi, qu’ils préfèrent se complaire dans l’ornière plutôt que de s’en extraire pour voir l’ensemble. Et chaque jour, ils s’embourbent un peu plus sur le chemin de l’infinie facilité.

Vous ne me croyez pas ? Décortiquons donc le sens caché, explorons l’étymologie de quelques mots pris au hasard dans ce texte.

Familier… autant dire, auquel on est habitué, n’est-ce pas ? Oui, mais bien plus que ça… quelque chose de familier, c’est quelque chose qu’on connait si bien qu’il en ferait presque partie de la famille, quelque chose d’intégré à soi, qui fait partie intégrante de notre vie comme le font nos parents, nos sœurs, nos frères.

Celui-ci était facile, son sens presque apparent… continuons.

Élever… Que signifie donc élever un enfant, selon vous ? Lui apprendre de nouvelles choses ? Pourquoi pas. Mais là aussi, ce n’est que la force de l’habitude qui lui a donné ce sens ; au départ, élever signifie amener vers le haut, donner de la hauteur. En les élevant, nous apprenons à nos enfants à être grands. L’apprentissage de la littérature, des sciences ou des sports sont autant de moyens de parvenir à ce but. Des moyens, pas des fins.

Celui-ci était plus délicat, car si souvent usité qu’on en a oublié son sens premier… à présent, mon préféré.

Infini… en mathématique, quelque chose d’incommensurablement grand, au-delà de tout ce que l’on saurait imaginer. Quelque chose qui ne finit pas. Sauf qu’il existe de nombreuses autres façons de ne pas finir quelque chose. Hier j’ai commencé un site, un site où je publiais une histoire chaque semaine – puis, quand les histoires se sont faites plus rares, je l’ai laissé inachevé, incomplet… infini.

Ceci n’est pas une leçon de français, loin s’en faut. C’est une invitation, une invitation à voir le monde sous un autre jour, à se débarrasser du carcan des sens premiers, à examiner les choses sous un angle nouveau, à réagencer les pièces du puzzle. C’est une invitation à redécouvrir ce qui vous entoure.

Date d’écriture: 2018

La prédiction

La voyante avait prédit au noble qu’il se ferait un jour attaquer dans une ruelle sombre, son corps abandonné aux rats dans le caniveau. Lorsque le noble lui demanda si cette prédiction pouvait être contrée, elle hocha la tête. Nous forgeons nos propres destins, lui dit-elle. Il tient à chacun d’altérer le sien.

Le noble, soucieux de sa protection, décida donc de ne jamais voyager sans arme. Il choisit une jolie dague au pommeau orné de rubis et à la lame acérée. Mais quelques années plus tard, alors qu’il rentrait d’une soirée trop arrosée, un malfrat vit briller les joyaux à sa ceinture, le suivit et le poignarda dans le dos à la faveur de l’obscurité. Le voleur s’empara de la précieuse dague, laissant le noble agonisant, et s’enfuit dans la nuit.

Nous forgeons nos propres destins.

Date d’écriture: 2020

Théia

Perdu dans l’immense partie de billard cosmique, après plusieurs centaines de millions d’années, le vaisseau fut finalement capté par un système stellaire. Relativement intact, au vu des milliers d’impacts de micro-astéroïdes qu’il avait encaissé.

Ses propriétaires, incapables de réparer son moteur à noyau ferreux, étaient morts depuis longtemps. Leurs restes, éparpillés un peu partout au sein de l’appareil, contemplèrent sans la voir une lointaine planète, un simple caillou stérile, qui grossissait doucement à l’horizon. La Terre.

Sans commandes ni commandant, le vaisseau extra-terrestre fit quelques boucles autour de la Terre. Puis, la spirale l’entrainant inexorablement vers sa fin, il percuta la planète en un choc cataclysmique, comme jamais plus on n’en vit dans le système solaire. Les corps des extra-terrestres furent presque tous vaporisés à l’impact.

Presque, mais pas tout à fait. Le vaisseau comportait d’importantes réserves d’eau qui ruisselèrent à la surface de la planète, une fois la conflagration finie. En leur sein subsistaient quelques rares êtres unicellulaires, des proto-organismes capables, à terme, de recréer un extra-terrestre.

Les conditions redevenant favorables, ces organismes se développèrent, se complexifièrent, jusqu’à donner une espèce à la conscience rudimentaire. Ainsi apparut la vie sur Terre… mais l’histoire n’est pas finie, loin s’en faut. L’évolution continue.

Et il reste de nombreux cycles avant que n’apparaisse le premier « extra-terrestre ».

Date d’écriture: 2020