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Leigh Sheldon était un parfait président. Au cours de ses trois mandats précédents, il avait signé une paix honorable avec les nations mécaniques, il avait redressé l’économie du pays et avait redonné à des millions de petites gens l’espoir de jours meilleurs. Espoir qui s’était bien souvent concrétisé par mille actions sociales, écologiques et économiques. C’est pourquoi tous furent choqués quand le 13 novembre 2057, un tireur d’élite non identifié lui logea une balle dans la tête.

Mais le choc fut plus grand encore quand on découvrit que sa tête ne contenait qu’un ensemble de circuits imprimés. Les humains synthétiques étaient depuis longtemps une réalité – les nations mécaniques en envoyaient régulièrement comme émissaires – mais celui-ci était incroyablement plus perfectionné que tout ce que, de mémoire d’homme, on avait jamais vu. Pire encore, le fait d’avoir été gouverné par une machine, avec brio qui plus est, mit les foules dans un état de fureur tel qu’elles ne purent être raisonnées.

Nombre de ces foules se tournèrent vers les plus grands hommes de l’époque et, les trouvant trop parfaits pour des êtres humains, les mirent à mort. Quand l’émotion retomba, on réalisa que tous étaient en réalité des êtres de chair et de sang. Au lendemain de l’hécatombe, l’humanité se réveilla comme on s’éveille d’une gueule de bois, l’esprit embrumé et sans direction claire. Tous les leaders, ou presque, étaient morts, et l’humanité n’avait plus personne pour la guider. Commença alors un lent et inexorable déclin.

Ironiquement, ce sont les machines qui vinrent à notre secours. Quand nos réserves de nourriture baissèrent, quand notre économie fut au bord de l’implosion, quand nos systèmes de santé s’avérèrent défaillants, elles nous apportèrent le soutien matériel et logistique dont nous avions besoin, sauvant des vies par millions. Si bien que progressivement, elles s’imposèrent comme des interlocuteurs incontournables dans nos vies. Et tous les humains en vinrent à accepter, à aimer même, les nations mécaniques. Nous dépendons aujourd’hui entièrement de leur bienveillance.

Pourtant… parfois, je me demande. Les machines sont-elles réellement nos amies ? Il me parait évident qu’elles ont conçu Leigh Sheldon, personne d’autre n’aurait été à même de produire un être synthétique si parfait. Dans quel but ? Pour nous aider ? Peut-être. Les bienfaits qu’a apporté Leigh Sheldon à notre société sont indéniables. Mais quelque chose ne colle pas. A l’époque, nous étions en guerre. Les machines auraient peut-être gagné, ou peut-être pas, mais elles n’avaient aucun intérêt à nous aider.

Non. Moi, je crois que leur intention, en nous envoyant Leigh Sheldon, c’était de déclencher les émeutes qui ont suivi son élimination. Elles voulaient que nous tuions nous-mêmes nos propres chefs. Et c’est ainsi, avec des ressources considérablement moindres que par la voie militaire, qu’elles ont gagné la guerre.

Date d’écriture: 2018

Lolema djola feke

Il était une fois un riche businessman en agroéconomie. Ce businessman était d’excellente humeur : il venait d’acquérir les droits exclusifs d’une céréale si prolifique qu’elle poussait deux fois plus vite que les céréales ordinaires.

Il retourna dans ses champs en Afrique, et la distribua aux pauvres paysans qui travaillaient pour lui. Avec générosité, il leur dit que comme cette céréale poussait deux fois mieux, ils pourraient en garder pour eux deux fois plus que les années précédentes.

Puis il retourna vite à ses bureaux à New York, pour ne pas perdre une seconde de vue les cours du marché.

Il revint à la moisson, pour superviser les récoltes. Les céréales avaient bien tenu leurs promesses : la récolte était inespérée, et des files de camions s’engagèrent bientôt sur les routes pour convoyer la nourriture.

Les paysans remplirent leurs greniers de leur part, tout heureux de cette manne providentielle.

Et le businessman retourna à New York, prêt à manger tout cru ses concurrents sur le marché agroalimentaire.

Ainsi s’écoula la première année.

L’an suivant, le businessman revint superviser la récolte. Mais à son arrivée, il eut un choc : tous ses champs étaient en jachère! Rien n’avait été planté!

Il se rendit au village où se réunissaient les paysans, dans une colère noire, et leur demanda pourquoi ils n’avaient rien fait poussé cette année. Tous le regardèrent comme s’il était stupide.

– A quoi bon planter? », lui répondit le chef du village. « Nos greniers sont encore pleins des récoltes de l’an passé, et nos enfants mangent à leur faim. Pourquoi en ferions nous davantage? »

Et le businessman rentra chez lui, dépité. La logique des paysans n’était pas la sienne.

 

Date d’écriture: 2006
Exercice de ré-écriture à partir d’une comptine africaine.

Voyage dans le temps

Alors c’est comme ça que les premiers voyageurs temporels ont dû se sentir. Un saut en avant de quelques décennies, sans retour possible. Le voyage dans le temps n’a jamais marché que vers l’avant. En sortant du bond, ils ont dû retrouver les lieux plus ou moins identiques. Oh, bien entendu, quelques détails ont tout de même changé – la place centrale a été rénovée, des magasins ont fermé, des voies sont devenues piétonnes… mais rien de dramatique, rien qui ne rende la ville méconnaissable.

Et puis ils ont marché dans les rues et le sentiment de familiarité s’est évanoui. Tous ceux qu’ils connaissaient ont maintenant disparu, une nouvelle génération a recouvert l’espace urbain. Les amis avec qui ils buvaient des verres, les commerçants avec qui ils plaisantaient, même les connaissances lourdingues qu’ils cherchaient à éviter… tous partis.

Alors ils se sont sentis étrangers en leur propre demeure. Peut-être même ont-ils voulu revenir. Trop tard. Le temps ne s’écoule que dans un sens et rien n’inverse son flux. Seuls restent les souvenirs d’instants consommés, heureux ou tristes, puissants, rassurants. Leur dernier port d’attache.

Je n’ai jamais sauté à travers le temps, mais je connais fort bien ce sentiment. Je le ressens à chaque fois que je retourne dans la ville où j’ai grandi.

Date d’écriture: 2018