Pierre, papier, ciseaux

L’architecte construisit patiemment le château un moellon à la fois, et décréta que la place forte était sienne une fois son oeuvre achevée.

Le riche marchand signa l’acte d’expropriation de sa plume favorite, et décréta que la place forte était sienne une fois son forfait achevé.

Le guerrier trancha brutalement la gorge du marchand de sa propre lame, et décréta que la place forte était sienne une fois son crime achevé.

Pierre, papier, ciseaux. Un jeu des plus dangereux.

Date d’écriture: 2017

Amnésie

Ces paroles résonnaient de manière obsessionnelle dans son esprit :
– Nous nous reverrons, mon ami ! »

Rien d’autre. Pas de souvenir. Pas de signe distinctif sur lui. Rien.

Il s’était réveillé, seul, sur cette paillasse miteuse à l’auberge. Sans savoir qui il était. L’aubergiste n’avait rien pu lui dire, pas plus que les clients autour. Il ne les reconnaissait pas, ils ne le reconnaissaient pas.

Il était sorti pour se trouver lui-même.

Depuis, il errait de ville en ville. En quête de quoi ? Il ne savait pas.

Pas de passé, pas d’avenir. Impossible de rêver à quoi que ce soit d’autre que son identité. La réponse était là, quelque part. En lui. Elle n’attendait qu’une étincelle pour ressurgir. Et il y avait ce besoin… un besoin physique de bouger, sans cesse, de creuser plus profondément, d’avoir des réponses. Quelque chose l’appelait, un peu plus pressement chaque jour. Comme une attirance magnétique. Sa mémoire ! Il la retrouverait. L’appel guidait ses pas, le rapprochant du but de jour en jour. Il y arriverait, il la retrouverait.

Et un soir, alors que l’appel hurlait dans l’ouragan de ses pensées, quelques lambeaux lui revinrent. Cette racine, là, tordue comme si elle avait été prise d’une terrible agonie… ces rochers biscornus… oui, il était déjà venu par ici ! Il se mit à courir jusqu’à la porte qu’il avait si souvent poussée. Enfin un lieu qui ne lui soit pas étranger ! Son foyer ?!

Derrière la porte, une nécromancienne l’attendait. Derrière elle, un globe où flottaient ses souvenirs. On pouvait y voir un nombre incalculable de parties de lui-même – il distinguait, de ci de là, des images fugitives de celui qu’il avait été, implorant de retourner dans son esprit.

Mais la nécromancienne sourit :
– Ah, je vois que tu as une fois de plus trouvé le chemin. Eh bien… une fois de plus, je suis prête à t’accueillir. Voyons voir ce que tu as vécu depuis la dernière fois. »

Et le sort fondit sur lui sans lui laisser la moindre chance. Comme le maléfice transférait ses souvenirs récemment acquis vers le globe, il entendit la voix moqueuse de la nécromancienne :
– Nous nous reverrons, mon ami ! »

Il se sentit repoussé vers une destination inconnue, avant que le néant ne s’impose à nouveau dans son esprit.

Le lendemain, il s’éveilla sur une paillasse miteuse. Où était-il ? Et quelle était cette voix étrange qui résonnait dans son crâne meurtri ?

Il sortit de l’auberge en quête de réponses.

Date d’écriture: 2007

Eyes wide shut

Quand vous fermez les yeux, vous voyez quoi ? Rien, comme tout le monde ? Moi… moi je me vois. Ou plutôt, je me revois tel que j’étais cinq minutes plus tôt. Le même moi, exactement, le sourire bancal, le bouton naissant sur le front, la même blague pas drôle pour désespérément arracher un sourire à la fille en face… le même moi qui m’exaspère dans tous ses défauts. Je ne peux plus me voir en peinture, j’en viens à ne plus fermer l’œil pour éviter ce désastreux replay.

Alors oui, j’ai consulté. Les psys m’ont parlé de dissonance cognitive liée à un rejet de soi. La voyante m’a parlé d’expérience extrasensorielle extralucide extrachère (100 euros la séance quand même). Mes amis m’ont parlé d’hallucinations liées à une trop grande consommation d’alcool et de cannabis. En fin de compte, ça a servi à rien. Dès que je ferme l’œil je me vois encore et toujours, consternant de banalité.

Si au moins mon don servait à quelque chose, genre voir l’avenir proche à la place du passé proche, là ça serait la classe. Mais non. Mon don ne sert à rien.

Je suis un miracle moderne. Consternant. Stupide. Inutile.

Date d’écriture: 2017

Der General ist tot

Un halo de lumière. Brève lutte contre l’obscurité. Il vacille. S’éteint. Je sais où se trouve la voiture. Le dernier lacet de la route. Encore un instant et elle apparaîtra.

La lumière revient. Repousse les ténèbres. Ma cible arrive.

Inspire. L’air investit mes poumons. Expire. Un petit nuage de buée s’échappe dans la nuit. La voiture apparait enfin. Immobile maintenant. Là, sur le siège arrière, un homme lit le journal. Son képi masque son visage, mais ses épaulettes le trahissent.

J’ajuste ma visée. Sensation de métal contre ma joue. Froid. Mon doigt se crispe sur la gâchette. Une fraction de seconde, je vois du sang. Les phares font une embardée. S’éteignent. Les ténèbres dominent à nouveau.

Confusion. Quelqu’un crie quelque chose. Der General ist tot, der General ist tot. Des hommes tirent au hasard, dans la mauvaise direction. Eclairs fugitifs à chaque détonation. Trop tard, j’ai déjà disparu. Je ne suis plus qu’une ombre dans la nuit.

 

Date d’écriture: 2014