La fin des temps

Apparemment, la fin des temps, c’était hier. Sauf que moi, je me suis pas réveillée, et visiblement on m’a juste oubliée dans un coin. Je veux dire, la ville est toujours là, intacte, les feux passent encore du rouge au vert, il y a de l’électricité, mais dans les rues, personne. PERSONNE ! Nom de dieu, mais qu’est-ce que je vais faire toute seule sur ce monde ? Je veux pas finir comme ces naufragés qui en viennent à parler à des ballons de volley pour se tenir compagnie, ou ces mecs en cellule d’isolement qui finissent par oublier leur propre nom. Céline, Céline, Céline, Céline, Céline ! Wilson ?

Et mes parents, mes amis, où ils sont ? Il n’y en a pas un qui a pensé à dire au cortège céleste « eh, attendez, Céline n’est pas là, faut retourner la chercher » ? Est-ce qu’ils pensaient que ce serait mieux pour moi de ne pas partir avec les autres, de rester, dernier vestige de l’humanité dans ce monde perdu ? Ou est-ce que ça leur fait plaisir de ne plus voir ma tronche, ah tiens on a oublié Céline, bon débarras, elle faisait que nous causer des ennuis de toutes façons ? A bien y réfléchir, maman m’a toujours regardé bizarre, genre « qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter un tel purgatoire », c’est surement pas elle qui m’aurait repêchée. Et papa a toujours fait ses quatre volontés, il se serait juste rangé derrière elle, comme d’habitude. Quand à mes amis… Elsa et Antoine sont toujours à me faire des crasses, Julie est carrément jalouse depuis que j’ai chopé son ex Théo en soirée, Nathalie est une vraie vipère, je la déteste. Vraiment pas un pour rattraper l’autre.

Je… oh, ça bouge par là-bas. Un chien errant ? Non, on dirait plutôt un type en voiture. Hhmmm, peut-être que c’était pas la fin du monde en fin de compte. On est juste très tôt, 4h32, samedi matin, et la ville est plus déserte que jamais. Ouf ! Mais la prochaine fois que c’est la fin du monde, ils ont pas intérêt à me refaire un coup pareil, c’est moi qui vous le dis !

 

Date d’écriture: 2017

Le piège

L’insecte voletait de ci de là en quête de nourriture. De temps à autre, quelque fleur au parfum délicat attirait son attention. Il s’arrêtait alors, la butinait quelques instants et repartait. Jusqu’au jour où ses récepteurs olfactifs s’emballèrent : jamais il n’avait senti une odeur si suave, si excitante.

Il remonta la piste en un éclair ; quand il parvint à la fleur qui dégageait un parfum si capiteux, ses yeux à facettes s’embrasèrent d’un kaléidoscope de couleurs chatoyantes. Il se jeta dans la corolle et goûta. Des sensations nouvelles, exquises, affluèrent aussitôt de son système nerveux. Il y avait plus encore de nectar plus profondément dans la corolle, et l’insecte s’y enfonça sans hésiter.

La lumière décrut comme la corolle se refermait, mais l’insecte n’y accorda aucune attention. Il mourut noyé dans le nectar, au plus profond de la plante carnivore. Heureux.

 

Date d’écriture: 2014

Chaleur

Elle s’allongea, et des ondes de chaleur l’envahirent peu à peu. Cela commença comme un souffle chaud sur ses épaules, puis vint progressivement toucher son dos, lécha le creux de ses reins, arriva à la naissance de ses fesses… perdue dans une sensation de bien-être, elle oublia toute notion du temps et se laissa aller, l’esprit à la dérive.

Après quelques minutes (ou était-ce quelques heures ?), elle se mit à frissonner. Elle leva les yeux vers le nuage qui empêchait les derniers rayons de soleil de parcourir son corps. Alors elle rentra, tournant le dos à cette belle après-midi d’été.

 

Date d’écriture: 2013

La fête de la femme ?

Ah tiens, Google me dit que c’est la fête de la femme aujourd’hui. Font chier avec ces fêtes commerciales, on a eu la Saint Valentin il y a même pas un mois. Bon, je passerai vite fait au fleuriste lui prendre une rose rouge, j’en aurai pour 4-5 euros, ça ira bien. Ah justement, il y a un autre gars qui râle dessus sur Facebook. Qu’est-ce qu’il raconte ? Que c’est pas la fête des femmes, mais la journée des femmes. Mouais, et alors, ça change quoi ? Woaw, il parle de 25% de différence de salaire ! Attend, je gagne 2500 par mois, ça fait qu’une femme à mon poste toucherait 500 euros de moins. Oh putain, je risque de faire un peu cheap avec ma petite rose.

Qu’est-ce qu’il raconte d’autre ? Qu’en vrai c’est la « journée internationale de lutte pour les droits des femmes », et que ça a été mis en place pour dénoncer les inégalités entre hommes et femmes. Bon, ben je tiendrai bien la porte aux dames au bureau aujourd’hui, rien de tel qu’un peu de galanterie pour montrer que je suis concerné. Eh, ça a pas l’air de lui plaire au gars. Quoi ?! « La galanterie n’est qu’une autre forme d’inégalité entre hommes et femmes. Il n’y a aucune raison de tenir davantage la porte aux dames qu’aux hommes, ces dames sont tout autant capables de le faire. Tout ça relève de la politesse élémentaire et n’a rien à voir avec le sexe de la personne. » Mais il commence à me saouler ce con, les petits cadeaux, ça va pas, la galanterie, ça va pas, qu’est-ce qu’il veut à la fin ? Que je dénonce tout ça ? Mais bien sûr, pour qu’on me prenne pour une de ces suffragettes hystériques. Allez, ça commence à bien faire, je reste sur mon idée de rose, ce sera déjà pas mal.

J’espère qu’elle sera contente quand même !

Date d’écriture: 2018

Le Champ de Blé avec Cyprès

Après des années de manœuvres de couloir, de pots de vins et d’intrigues diverses, Jettro Lloyd avait finalement réussi. Le « champ de blé avec cyprès », de Vincent Van Gogh, avait été remis en vente par la National Gallery de Londres le 7 avril 2009. Au nom du Fine Art Fund Group (un fonds d’investissements en œuvres d’art), Jettro s’en était porté acquéreur pour la modique somme de 62,7 millions de dollars.

Une affaire ; dans quelques décennies, la toile vaudrait probablement le double de cette somme. Mais surtout, c’était une revanche personnelle : Selim Barkhoum, le magnat de la finance, lui avait soufflé la toile dans une autre vente aux enchères quelques années plus tôt. Une enchère sous pli scellé d’un centime de dollar plus élevée. Jamais Jettro n’avait su d’où venait la fuite. Et pour ajouter à l’humiliation, Selim avait donné la toile à la National Gallery en 2006. Devant la presse, il avait affirmé que contrairement à d’autres enchérisseurs, il préférait offrir le tableau au public plutôt que de le laisser moisir dans un coffre fort. La nouvelle notoriété de Selim lui avait ouvert de nombreuses portes, tandis que Jettro devait expliquer son échec à ses investisseurs.

Fort heureusement, cette période sombre était aujourd’hui bien loin. Dans les mois suivant l’achat, Jettro fut nommé gérant du Fine Art Fund Group, le fonds pour lequel il avait travaillé. Dans le même temps, Selim connaissait une série de revers financiers ; il semblait qu’il ait placé sa fortune personnelle dans des fonds d’investissement en art moins fortunés.

Cependant, les manigances de Jettro avaient attiré l’attention sur la toile. L’opinion publique grondait – et plus grave encore, le « champ de blé avec cyprès » fut l’objet de plusieurs tentatives de cambriolage ratées. Jettro prit aussitôt les mesures nécessaires : le 13 juillet 2009, il transféra la toile dans le plus sécurisé des coffres de la Barclays Bank à Londres. Avec ses plusieurs mètres de béton armé doublant un cœur en acier massif et sa triple sécurité mécanique, électronique et humaine, le coffre était réputé inviolable. Pendant quelque temps, la toile y reposa bien à l’abri, et le courroux de l’opinion publique s’atténua peu à peu comme le peuple oubliait cette affaire.

Au bout de quelques mois, pourtant, des rumeurs commencèrent à courir dans les milieux autorisés. On racontait qu’un des cambrioleurs les plus réputés au monde, connu sous le pseudonyme de Rose Noire, venait de revendre la toile à un collectionneur privé pour une somme faramineuse. Que la Rose Noire se serait emparée du tableau au cours de son transfert à la Barclays Bank, et que la version reposant dans le coffre fort ne serait qu’une habile copie destinée à donner le change. Les investisseurs perdirent confiance, et les actions du Fine Art Fund Group chutèrent rapidement. A cours d’options, Jettro fit procéder à une expertise de la toile par deux experts indépendants. Leur diagnostic fut sans appel : la toile n’était effectivement qu’un faux. Jettro fut remercié, et le faux fut vendu pour une bouchée de pain aux enchères publiques le 3 décembre 2009.

En 2011, l’original refit surface au Museum of Modern Art à New York. Une enquête fut naturellement menée pour déterminer la légalité de l’acquisition. Il apparut que la toile avait été achetée pour quelques milliers de dollars par un autre fond d’investissement en œuvres d’art, le Hedge Funds, lors de la vente du 3 décembre 2009. Une troisième expertise avait été menée sur le « champ de blé avec cyprès », et avait conclu qu’il s’agissait bel et bien de l’original. Le Hedge Funds avait alors décidé d’offrir la toile au MoMA de New York dans le but d’améliorer son image et sa notoriété auprès des collectionneurs.

Le Fine Art Fund Group intenta un procès pour récupérer le tableau, mais la vente au Hedge Funds s’était faite dans la plus grande légalité et la requête fut rejetée. Les deux premiers experts, auteurs des analyses mensongères, semblaient avoir cessé toute activité après leur travail sur le « champ de blé avec cyprès » et ne purent être retrouvés. Aussi l’œuvre de Van Gogh demeura-t-elle au MoMA, où elle est admirée quotidiennement par des milliers de visiteurs.

Grace à sa nouvelle notoriété, le Hedge Funds est aujourd’hui florissant. Il est géré de main de maître par un certain Selim Barkhoum, actionnaire majoritaire depuis avril 2009.

 

Date d’écriture: 2014
A l’Art. Et aux mille et une façons dont il a été dévoyé.

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Crédits photo: National Gallery, Londres