Les fées ont la réputation parfaitement méritée d’être des musiciennes hors pair, mais Silea était une musicienne hors pair même pour une fée. On la comparait souvent à la reine des fées en personne, la plus grande des virtuoses du petit royaume. Un jour, quelqu’un suggéra même que l’art de Silea dépassait celui de leur souveraine. Si bien que les prouesses de Silea atteignirent les oreilles de la reine des fées, qui la convoqua pour l’entendre par elle-même.
Ce fut une convocation des plus simples, dans le plus pur style du petit royaume. Silea fut conviée à prendre le thé dans les salons personnels de la reine, après quoi elle jouerait en privé, dans la plus stricte intimité, pour le seul bénéfice de sa souveraine. Et Silea se réjouit du grand honneur qui lui était fait.
Le jour venu, Silea découvrit en sa reine une hôte prévenante et à l’écoute. Elles échangèrent leurs avis sur les instruments, les mélodies, les diverses fêtes populaires, et passèrent ainsi une excellente après-midi. Puis vint la démonstration de ses talents. Silea fut introduite dans la salle de musique royale, et resta ébahie devant la profusion et la magnificence des instruments. Des pianos aux fines touches de nacre, de lourdes contrebasses en bois d’ébène, de minces flûtes délicatement décorées de motifs géométriques, et mille autres instruments tout aussi somptueux, où que porte le regard. Et tout au fond, caché sous cet amoncellement de merveilles, un minuscule violon tout cabossé attira l’attention de Silea.
La reine sourit.
– Je vous laisse quelques instants. Familiarisez vous avec les instruments, accordez les à votre guise, puis vous jouerez pour moi quand je reviendrai. »
Silea commença par une flûte traversière au son délicat et aérien, puis entama un rythme endiablé sur une guitare aux cordes plus douces que du crin de licorne. Mais son esprit ne cessait de revenir au petit violon.
Elle déplaça les instruments qui le cachaient et le saisit avec circonspection. Le violon n’avait rien de spécial, pas d’ornements ni de qualités particulières. Il semblait avoir été taillé dans du bois de noisetier, il y a de nombreuses années, et avoir été trainé à plus de concerts que Silea ne pouvait en compter, à en juger par les innombrables bosses, coups et craquelures qu’il arborait. Que faisait un tel instrument en ces lieux ? Souvenir sentimental, peut-être ?
Silea pinça une corde, et fut époustouflée du résultat. Le son produit ne peut se traduire en mots humains, mais « divin » est sans doute le concept qui en est le plus proche. Les vibrations emplirent l’atmosphère, s’atténuèrent, disparurent. Le silence qui s’ensuivit parut lourd, menaçant. Silea pinça une nouvelle corde, et fut récompensée par une symphonie de sons. Elle poussa un cri de surprise. Sa voix, d’ordinaire douce et mélodieuse, lui sembla rauque et déplacée au milieu de l’harmonie qu’avait créé le violon. Alors Silea joua comme jamais, des heures durant, sans se soucier du reste du monde, sans prêter attention au fait que la reine ne revenait pas. Silea mit toute son âme dans sa musique, et créa une mélodie comme nul n’avait jamais entendu jusqu’à présent, et comme nul n’entendra jamais plus. Elle en aurait pleuré, si elle n’avait craint que ses sanglots ne gâchent la musique elle-même. Et elle joua, joua, joua, jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent et qu’elle ne tombe d’épuisement.
Elle se réveilla dans son lit, seule. La garde royale avait dû l’y ramener pendant son inconscience. La mélodie résonnait encore dans son âme ; elle se jeta sur son violon favori pour la retranscrire, mais l’instrument n’émit que des sons grossiers, bien loin des incroyables arpèges qu’elle avait produit chez la reine. Alors Silea se retrancha dans le silence, pour revivre en mémoire ces accords bénis, et ne toucha jamais plus le moindre instrument.
A des kilomètres de là, la reine des fées sourit. Elle était de nouveau la meilleure musicienne du petit royaume.
Date d’écriture: 2017