Le missile

Le missile Patriot avait été construit avec des spécifications précises : six heures de vol au plus pour une précision de frappe de quelques centimètres. Aussi précis que mortel.

Au départ, les missiles étaient censés intercepter des avions. Mais ils avaient été testés avec succès pour l’interceptions de missiles ennemis, aussi avait-on pris l’habitude de garder une douzaine d’entre eux en vol à proximité des bases américaines, comme bouclier antimissile.

Les premiers mois, la spécification des six heures de vol fut respectée à la lettre. Mais les missiles revenant à la base disposaient encore d’une autonomie conséquente, aussi le responsable des opérations décida de prolonger le temps de vol. Sept heures, huit heures, dix heures de vol. Les missiles semblaient infatigables. Certains pouvaient rester plus de deux-cents heures en vol avant de manquer d’énergie.

Un jour, un missile Scud ennemi fut lancé contre la base de Dhahran. Il fut aussitôt détecté par le système radar, qui relaya l’information aux missiles d’interception en vol. Mais aucun des missiles Patriot ne réagit. L’explosion du Scud souffla toute la caserne, tuant une trentaine de soldats.

Les concepteurs du missile furent aussitôt appelés pour justifier la défaillance de leur produit, une commission d’enquête fut mise en place pour étudier l’incident. Il apparut que la « défaillance » était connue et documentée, à la fois par les alliés israéliens et par le fabricant lui-même : passé six heures, une accumulation des erreurs de calcul pouvait se produire, causant une imprécision de plus en plus importante du missile Patriot.

Ces erreurs étaient telles que les Patriots avaient une erreur de plus de six-cents mètres au-delà de cent heures de vol. Aucune chance qu’ils interceptent ce Scud. Voilà pourquoi il était si critique de rebooter régulièrement le Patriot.

La limite des six heures de vol n’avait jamais été liée à son autonomie. Vingt-huit soldats avaient payé de leur vie une simple erreur de calcul.

Date d’écriture: 2019

(dé)mesuré

Quand il était petit, son papa lui avait donné une règle. Un double-décimètre en plastique semi-transparent, à la teinte légèrement bleutée, comme on en trouve pour deux euros dans tous les supermarchés. Et Alan s’était mis à mesurer tout ce qui tombait à sa portée. Un doigt de son papa, 8 cm. Un brin d’herbe, 5 cm. Un trou entre les lames du parquet, 0,8 cm.

Et puis, quelqu’un avait essayé de lui retirer son double-décimètre. La colère avait envahi Alan. Il avait tapé, griffé, mordu, jusqu’à ce qu’on le laisse de nouveau mesurer le monde. C’était son double-décimètre. Celui que son papa lui avait donné. Une trace de dents, 11 cm. Une fourchette avec des dents qui piquent, 14,2 cm. Alan avait dû la mesurer vite avant que son papa ne la lui retire.

Quelques jours plus tard, ils avaient été voir des docteurs. Un paquet de mouchoirs, 9,7 cm. Les docteurs lui parlaient, mais Alan ne s’intéressait pas à eux. Trop de choses à mesurer. Un bout de carrelage, 12,6 cm. Les docteurs avaient dit des choses à son papa, il avait pleuré. Une traînée de larmes, 6 cm. Mais son papa l’avait vite essuyée. Alan avait été submergé de chagrin en voyant son papa pleurer. En sortant, il avait tapé une dame qui passait. Son papa avait été très en colère, ce qui avait mis Alan encore plus en colère. Il était resté assis, à mesurer la taille des feuilles mortes par terre, jusqu’à ce que l’orage passe. Une feuille dorée, 15,2 cm. Une petite feuille rouge, 12,7 cm. Un ver de terre, 8,3 cm. Dur à mesurer, il remuait plus que les feuilles.

Et puis Alan avait suivi son papa et ils avaient été à la pharmacie. Un paquet de médicaments, 14,7 cm. De retour à la maison, Alan avait pris des gélules. Une pilule bleue, 1,3 cm. Une capsule blanche, 1,2 cm. Alan les mesurait tous les matins. Il était plus calme après. Alan avait été quelques jours à l’école. Ça faisait peur de mesurer les choses sans son papa, il avait tapé tout ce qui l’approchait. Un bleu sur le bras, 5,2 cm. Alan était retourné à la maison. Une assiette, 20 cm et 8,8 cm en plus. Son papa avait l’air triste, fatigué. Alan s’était approché, l’avait câliné.

Des bras dans lesquels se blottir, plus de cm qu’il ne pouvait mesurer.

Date d’écriture: 2019
Au combat quotidien des autistes et de leurs proches

Attention sélective

Une vibration dans ma poche. Je décrochais.
– Ouais… je viens de sortir de cours, on se retrouve en ville ? »

Une seconde d’hésitation de l’autre côté.
– Pourquoi pas… le temps que je décolle, je pense que le mieux c’est qu’on se retrouve vers le marché central, genre à côté du McDo ? »

A côté du McDo ?!
– Euh… y’a pas de McDo près du marché central. »

Était-ce de l’agacement dans sa voix ?
– Mais si ! Le McDo rue Saint Dizier ! »

Je ricanais.
– Alors, je passe par là tous les jours. S’il y avait un McDo rue Saint Dizier, je serais au courant, je crois. »

Là, l’agacement était manifeste.
– Juste à côté du petit resto de pâtes fraiches où tu vas régulièrement. A côté de la papeterie. Le McDo, quoi. »

Je reprenais prudemment pour ne pas éveiller plus sa colère.
– Chérie, je te jure, il n’y a pas de McDo à cet endroit. »

Trop tard.
– Tu saoules. Regarde sur Google, demande à tes potes, moi j’ai pas le temps là. A tout à l’heure. »

… ouch. Même pas le temps de m’énerver à mon tour, elle avait déjà raccroché.
Merde ! Ça va, je passe devant cet endroit tous les jours, je sais bien ce qu’il y a là-bas. Et clairement, y’a jamais eu de McDo à cet endroit. Elle me gonfle des fois, avec sa mauvaise foi. Mais évidemment, elle n’en démordrait pas sans preuve. J’ouvrais Google Maps et cherchais la rue Saint Dizier.

Oh putain… juste là, au numéro 57… Google m’indiquait un McDo… c’est pas possible. Il a dû fermer entre temps, ou bouger ailleurs. C’est ça. Elle a eu l’habitude de le voir là, mais il n’y est plus maintenant. Pas d’autre explication rationnelle.

Je prenais le tramway, l’esprit complètement obnubilé par ce McDo fantôme. Et une fois au 57 rue Saint Dizier… oui, il était bien là. L’état d’usage de l’enseigne m’indiquait, sans ambiguïté, qu’il n’était pas nouveau. Ce qui veut dire que tout ce temps, j’étais passé devant sans le voir. Que mes yeux s’étaient posés sur sa façade un bon millier de fois sans jamais enregistrer sa présence. Tous les jours depuis près de cinq ans, j’avais été aveugle.

Quelques instants auparavant, j’aurais pourtant été prêt à parier sur ma vie qu’il n’y avait rien à cet endroit.

Date d’écriture: 2019

La course du temps

Le temps n’existe pas. Ce n’est qu’une illusion, apportée par le mouvement perpétuel de ce qui nous entoure.

Tout change, tout bouge autour de nous. Certaines choses plus vite que d’autres. Chaque particule s’est déplacée selon un chemin compliqué, à des vitesses variables, pour former l’univers que nous avons maintenant sous nos yeux. C’est grâce à ce chemin que la Terre tourne maintenant autour du soleil à une certaine vitesse, et qu’elle tourne sur elle-même plus rapidement encore.

De ces mouvements célestes sont nées des références communes à la vie sur Terre. L’année, les saisons, la journée. Autant d’évènements au cycle presque parfait, qui affectent chaque être vivant ou presque. Alors pour nous synchroniser plus facilement, nous avons exploité ces cycles. Nous les avons adaptés à nos besoins en les divisant selon des conventions arbitraires. Heures, minutes, secondes. Pratique pour convenir d’un rendez-vous, pratique pour se retrouver ensemble en un même lieu. Mais pour ce maigre bénéfice, que de tensions !

Car tenir cette cadence est devenue une promesse implicite. Gare à qui refuse les diktats temporels que nous impose la société, celui qui arrive en retard à l’école, celle qui ne respecte pas les délais de production. Chacun de nous a, par son éducation, promis de respecter le rythme imposé par nos montres, ce tic, tac, tic, tac, tic, tac, tic, tac, tic, ces déclics répétitifs sans fin qui marquent autant de jalons dans notre vie. Alors on se prend à essayer de les battre de vitesse en une course effrénée, une fuite en avant, une quête d’efficacité dénuée de sens. On court après le temps, selon l’expression consacrée.

Mais jamais personne ne le rattrape. Parce que le temps n’existe pas. Ce n’est qu’une illusion, apportée par le mouvement perpétuel de ce qui nous entoure.

Date d’écriture: 2019