Le fou

Il était une fois un vieux fou. Il avait eu en des temps immémoriaux un bras tranché, et errait depuis à travers la lande avec l’autre main tendue. Un gamin du village lui fourra un jour une grenouille au creux de la main. Le vieux la regarda gravement, lâcha la pauvre bête et grommela : « Ca ne me va pas. »

Ca devint vite un jeu : les enfants s’ingéniaient à mettre dans sa patte les choses les plus inattendues, qu’il considérait invariablement avant de les rejeter en grognant : « Ca ne me va pas. »

 

Le fou devint peu à peu célèbre dans le pays, jusqu’à arriver aux oreilles du Seigneur local. Ce Seigneur avait une charmante jeune fille… amoureuse d’un vulgaire manant ! De colère, il lui dit : « Dieu m’en est témoin, tu n’épouseras point ce roturier ! Tu ne te marieras qu’avec celui qui saura satisfaire le fou, j’en fais ici le serment ! »

Ses sujets se précipitèrent voir le fou : « Que voulez vous, Seigneur ? Quel est l’objet que vous attendez sans cesse ? »

Le fou réfléchit et bougonna : « Je veux le plus précieux des trésors. Rien d’autre. »

Les plus fortunés remirent les objets les plus exquis en sa main : or, bijoux, épices rares, pierres précieuses, alcools fins… mais le fou marmonnait encore et toujours : « Ca ne me va pas. »

 

Pendant ce temps, la fille continua de voir son soupirant en secret. C’est au cours d’une de ces entrevues que son père les surprit en haut de la muraille. Fou de rage, il fondit sur le manant et le projeta par dessus les créneaux.

Il advint que le fou, passant par là, vit un homme se débattre dans les douves. Il se précipita à son secours et tendit la main pour le sortir de là.

Le fou regarda alors la main qu’il tenait en la sienne, sourit et dit doucement : « Ca me va. ».

 

Date d’écriture: 2005
Exercice de ré-écriture à partir d’une comptine populaire.

Puissance

Il était une fois un pauvre garçon qui vivait de mendicité dans la Cité Impériale. Son visage ingrat n’inspirait que mépris aux riches passants, et il était le moins fortuné de tous ceux de sa bande. Mais ses amis faisaient de leur mieux pour l’aider, aussi survivait-il tant bien que mal. Lorsque le feu ne parvenait pas à repousser les nuits glaciales, leurs rires suffisaient au moins à réchauffer son cœur meurtri.

Dans cette vie routinière survint une nouvelle qui devait changer sa vie… un jour comme les autres, il apprit d’une conversation entre deux inconnus que la plus grande sorcière de l’Empire devait passer quelques jours à la Cité. Selon les légendes, cette créature fabuleuse pouvait exaucer tous les vœux de ceux qu’elle en jugeait digne – les habitants s’apprêtaient donc tous à lui demander de réaliser leurs rêves.

Cette pensée en devint une obsession chez le pauvre adolescent. Changer de vie, devenir plus riche que tous ces fiers qui le brimaient jour après jour ! Le pouvoir, la richesse… enfin, il voyait une chance d’y accéder !

Le jour fatidique, la queue devant la tente de la sorcière était immense. Le garçon attendit des heures sous un soleil de plomb, se battant pour conserver sa place, souvent ravitaillé par ses amis qui le regardaient avec indulgence… une nouvelle vie ! Eux, n’y croyaient pas. Ils avaient tort. Lorsque le garçon fut face à la sorcière, elle se leva et s’inclina devant lui. Un murmure de surprise parcourut la foule assemblée. Personne, jusqu’à présent, n’avait pu obtenir ses faveurs.
– Bienvenue, noble mendiant. Enfin un de mes semblables se présente devant moi. D’adamantium et d’argile, entre ombre et lumière, les larmes toujours présentes derrière le rire. Parle, mon ami. Que puis-je faire pour toi ? Je te promets de réaliser tes rêves les plus fous ! »

Le garçon, fou de joie, répondit en bafouillant :
– Je… je veux devenir riche ! Plus que tous ceux qui se moquent de moi ! Je veux être beau, que les filles cessent de se détourner dès qu’elles entrevoient mon visage ! Je veux être puissant, pour faire ramper ceux qui m’ont fait mal ! Je veux… »

Le visage de la sorcière s’était assombri :
– Suffit ! Je t’ai promis d’exaucer tes vœux, et je tiendrai parole. Mais sache que jamais tu ne seras plus riche que tu ne l’es maintenant. »

Elle soupira en claquant des doigts. Et ainsi fut-il.

 

La suite se déroula comme dans un rêve. La même semaine, l’ancien mendiant se voyait proposer un rôle de directeur commercial dans le plus grand consortium de marchands de la ville, demander en mariage par non moins de dix-sept créatures de rêve, et doté d’un des comptes bancaires les plus imposants de l’Empire. Mais il lui en fallait encore plus, toujours plus. Plus de richesses, plus de maîtresses, plus d’hommes à sa botte. Il fallait qu’ils paient. Il fallait qu’il vive. Il fallait qu’il étende son empire personnel. Encore, et encore, et encore. Rien ne l’arrêtait. Les groupes tombaient sous sa politique implacable. L’Empereur lui-même devenait de plus en plus dépendant de lui, jusqu’au jour où il ne serait plus qu’un pantin, jusqu’au jour où peut-être il l’écraserait d’un geste dédaigneux de sa main. En quelques années, il devint plus puissant que nul ne l’avait jamais été.

Et pourtant… un soir, alors qu’il venait de renvoyer sa bonne pour un détail futile, il ressentit une chose qu’il n’avait pas vécue depuis bien longtemps. Le froid ! Les pieds transis et bleus, le corps grelottant… quelle idiote de bonne, ne pas avoir préparé le feu avant de quitter son service ! Il l’écraserait, elle et ses proches, pour une telle offense à sa personne ! Il… mais… cette sensation… oui, il l’avait déjà vécue ! C’était… oh, quand était-ce déjà ? Une autre vie, un autre homme, lui revinrent brutalement en plein visage. Les douces soirées où la mer elle-même gelait, les rires d’hommes qui n’avaient rien mais partageaient tout. Ses… ses amis, oubliés, délaissés après son ascension. Sa vie n’était que cendres depuis. Une cage dorée. Un masque sans âme. Quel idiot, la sorcière l’avait prévenu ! Il quitta son lit, et repoussa le manteau tendu par son majordome en… souriant ?! Non, ses lèvres n’avaient pas esquissé ce geste depuis trop longtemps. Il fit tant bien que mal une grimace et sortit à moitié nu dans l’air glacé.

Ses amis ! Il les avait oubliés, mais il allait réparer. Il les comblerait de biens, les placerait aux meilleurs postes, leur présenterait ses anciennes conquêtes. Ils riraient devant le feu de cheminée, dans la douce tiédeur de leurs riches manoirs. A cette pensée, il se mit à courir comme un fou vers le pont sous lequel ils s’abritaient autrefois. Il allait les retrouver, enfin ! Des gens qui le comprendraient, qu’il allait à son tour aider, en qui il pourrait enfin avoir confian… mais ?! Qu’est-ce que… ?!

 

Sous le pont, il n’y avait plus personne. Les mendiants avaient été chassés par sa garde depuis bien longtemps.

 

Date d’écriture: 2007
Aux amis disparus trop tôt.

Le réveil

Je remonte la couverture, me retourne. Elle est dans la cuisine. Elle verse du café dans une tasse. Quelque chose ne va pas. Son sourire, peut-être. Malsain. Elle verse autre chose dans le café. Du sucre ? Non. Pas la bonne boîte. C’est… ça ressemble à notre boîte de mort aux rats. Je gémis, me retourne à nouveau dans le lit. Elle pose la tasse sur le plateau, entre dans la chambre. Me tend le café. Je bois. Douleur ! Le poison envahit mon corps, brule mes entrailles. Un million d’aiguilles aiguisées transpercent mon ventre. Un dernier soubresaut d’agonie. Je meurs. Je…

Je me redresse en sursaut dans le lit. Mon corps baigne dans ma propre sueur. J’ai fait un rêve… de quoi ça parlait déjà ? Des bruits de vaisselle me parviennent de la cuisine. Concentre-toi. Le rêve. Je me tordais de douleur dans le lit. Cette fichue maladie. Même dans mon sommeil, je ne peux lui échapper. Il y avait plus… je buvais quelque chose… je… je ne sais plus.

Des pas approchent. Ma femme ouvre la porte.

– Tu es réveillé, trésor. Il m’avait bien semblé t’entendre. Tu as bien dormi ? »
– J’ai fait un cauchemar. Mes douleurs revenaient comme jamais. Elles étaient si fortes que j’en mourais. »
– Mon pauvre ange, tu as une tête à faire peur. Tiens, je sais ce qui te fera du bien, regarde ce que je t’ai préparé. »

Sur le plateau fumait une délicieuse tasse de café.

 

Date d’écriture: 2015

cafe
Crédits photo: quinntheislander

La joute royale

En l’an de grâce 2547, le souverain du royaume rendit l’âme sans avoir produit d’héritier. Comme le voulait la tradition, les fils ou filles ainés de chacune des grandes maisons se préparèrent à la joute royale, dont l’issue déciderait du nouveau souverain.

L’usage voulait également que chaque participant se fasse forger une arme et une armure spécialement pour la joute, aussi les grandes maisons firent-elles des pieds et des mains pour offrir les services des meilleurs forgerons à leur progéniture. Lien Telan, premier né de la grande maison Telan, n’eut pas cette chance. Ses parents, ruinés par une série de conflits avec une autre grande maison, ne purent guère lui offrir les services des forgerons de renom, et il dut en désespoir de cause se rabattre sur un petit forgeron ambulant dont il n’avait jamais entendu parler.

Après quelques instants de discussion, le forgeron vit clairement que la cause de Lien était désespérée. Il n’avait jamais réellement appris l’art du combat et n’avait, pour le moins, aucune prédisposition en la matière. Pour tout dire, Lien faillit se couper à trois reprises pendant qu’il essayait telle ou telle lame. Quant au budget, le forgeron en aurait pleuré. Il eut beau passer en revue toute une série de harnois, armures complètes, plastrons, armures matelassées, rien ne semblait correspondre aux moyens limités de Lien. De même, la plupart des épées, masses d’armes, fléaux, sabres et haches de guerre étaient tout simplement hors de prix.

Le forgeron se retira et réfléchit toute une nuit durant. Le lendemain, il revint voir Lien et lui proposa ce marché :
– Seigneur, donnez-moi carte blanche et je vous forgerai une arme et une armure qui vous apporteront la victoire. Mais vous ne les recevrez que le matin même de la joute.»

Lien accepta sur le champ, et le forgeron se mit à l’ouvrage. Cependant, Lien était inquiet. Les forges où naissaient les armes de ses rivaux retentissaient du bruit clair du marteau sur l’acier. La forge de son forgeron, en revanche, restait anormalement silencieuse. Quand il interrogea le forgeron là-dessus, ce dernier refusa d’aborder plus en avant la question, répétant simplement que la victoire lui serait acquise avec cet équipement.

 

La veille de la joute, les fils ainés se réunirent pour la cérémonie d’intronisation des souverains potentiels. Tous virent habillés de pied en cap, vêtus d’armures massives et armés de lames menaçantes. Silea Mender, première fille de la plus puissante des familles, arborait même un lourd harnois complet émaillé de fils d’or et un glaive massif au pommeau incrusté de diamants. Lien, qui n’avait encore vu ni son arme, ni son armure, se mit à trembler intérieurement.

Cependant, rien de ce qu’il imagina ce jour-là n’aurait pu le préparer au choc qu’il subit le lendemain, lorsqu’un coursier lui amena son équipement. « L’armure » que lui avait préparée le forgeron n’était en réalité qu’une simple cotte de mailles, dont l’aspect miteux était renforcé par d’innombrables pièces métalliques pendouillant lamentablement de ci de là. Leur usage échappait entièrement à Lien ; en fait, il semblait que ces pièces avaient été fixées à la cotte de mailles en une pathétique parodie de décoration, à la manière de boules de Noel. L’arme ne se révéla guère plus gratifiante : le forgeron s’était contenté de lui faire parvenir un bâton, qui tenait plus d’une canne pour invalide que d’une arme de guerre. Plus d’un concurrent éclata d’un rire méchant en voyant Lien revêtir son équipement.

Quelques minutes plus tard, les juges donnèrent le signal du combat. Lien vit ses concurrents se précipiter vers le centre de l’arène, et en fit autant. Ou plutôt, tenta d’en faire autant. L’armure n’était pas très lourde, mais les décorations le gênaient terriblement, et il manqua de tomber à deux reprises avant de comprendre qu’il ne pourrait courir dans cet accoutrement stupide. Conscient d’être parfaitement ridicule, il prit appui sur son bâton et avança cahin-caha vers le théâtre des combats. Non qu’il ait encore quelque espoir de victoire – simplement, il lui semblait plus déshonorant encore de rebrousser chemin.

 

Le temps qu’il arrive, la plupart des combats étaient terminés. Les concurrents gisaient au sol, inconscients ou peut-être pire encore. Seul Silea Mender et un autre combattant demeuraient debout – Lien n’eut le temps de se souvenir du nom de ce dernier avant que Silea ne l’abatte d’une balestra spectaculaire. Puis elle se tourna vers Lien, eut un sourire mauvais et passa à l’offensive d’un méchant coup de taille.

Impossible d’esquiver un tel coup, pas dans cette armure. Lien tenta sans conviction de parer l’attaque. Le glaive brisa son bâton en deux, dévia imperceptiblement de sa course et s’abattit finalement sur le flanc droit de Lien, qui fut projeté au sol sous la force de l’impact. Cependant les pièces métalliques s’étaient enroulées autour du glaive de Silea. Elle ne put dégager son arme, refusa de la lâcher et chut à la suite de Lien. Lien se releva à grand peine en s’aidant des fragments de son bâton. Silea resta clouée au sol, écrasée par le poids de son armure, et dut demander forfait quelques instants plus tard.

 

Ainsi la grande maison Telan vint-elle au pouvoir. Le forgeron fut nommé premier conseiller pour le féliciter de son ingéniosité, et amena la prospérité au royaume par ses talents de stratège et d’inventeur. En son temps, Silea Mender devint Silea Telan, épouse de Lien Telan et souveraine bien-aimée du royaume. Mais ceci est une autre histoire.

 

Date d’écriture: 2013