L’ennui

Quand Jonathan fut reçu en enfer, il se prépara mentalement aux pires souffrances possibles et imaginables. Le rouet, le supplice du pal, l’insertion d’animaux vivants dans diverses parties de son anatomie… impossible de savoir ce qui l’attendait, mais s’il était sur d’une chose, c’est que ce serait sanglant. Il avait, après tout, causé de si innombrables torts sur Terre que les démons avaient dû innover tout spécialement pour lui.

Aussi fut-il surpris d’être accueilli par un diablotin affable et poli, qui lui présenta rapidement les dispositions qui avaient été prises pour lui. Essentiellement, il devait se rendre dans sa cellule et y rester. Nul démon ne viendrait le torturer – le diablotin rit gentiment à cette idée, comme si elle était parfaitement saugrenue – et il serait libre d’y faire ce que bon lui semblerait.

Jonathan se demanda un instant si on ne l’avait pas confondu avec un autre, ou si certains de ses méfaits avaient été miraculeusement oubliés, mais il ne dit naturellement rien de tout cela. Il se contenta de bénir sa chance et suivit docilement le diablotin.

Quand il franchit la porte de sa cellule, Jonathan constata qu’il n’y avait rien à l’intérieur. Pas rien comme dans une pièce vide, non. Rien, comme l’absence totale de… quoi que ce soit. Pas de meubles, de murs ni même de sol, pas de porte – quand Jonathan se retourna, il se rendit compte que celle par laquelle il été entré avait disparu – pas d’horloge, d’ordinateur, de téléphone portable, de télévision, de livre, de magazine, de quoi que ce soit qui aurait pu déclencher un quelconque stimulus en lui. Jonathan haussa les épaules. Si c’était là sa seule punition, il s’en tirait à bon compte.

Au début, Jonathan repoussa l’ennui. L’esprit humain est doté de ressources insoupçonnées, et celui de Jonathan avait été endurci par les nombreux crimes qu’il avait commis. Il médita, inventa de nombreux jeux dans sa tête, se raconta des histoires, repensa à ses erreurs stratégiques et imagina des façons de les corriger. Il s’occupa, se moquant de la pathétique punition qui lui avait été imposée. Mais une pensée se frayait doucement un chemin au plus profond de sa psyché. Jonathan la repoussa. Elle était synonyme de folie. Très peu pour lui.

Ça avait trait à… non, ne pas y penser. Tiens, il allait se refaire pour la deux-cent-quarante-septième fois la table de 255 afin de s’occuper l’esprit. Cela faisait un moment que… non, non. 255 fois 27, 6885. Jonathan connaissait maintenant ses tables par cœur jusqu’à la table de 3727, depuis le temps que… non, concentre-toi. 255 fois 28, 7140. D’ailleurs, cela faisait combien de temps qu’il y travaillait ?

Jonathan reconnut le danger de cette pensée, mais son esprit était attiré par elle comme s’il s’agissait d’un aimant. La table de 255 s’effaça et laissa place à une réalisation horrifiée. Il n’en avait aucune idée. Pas de montre, pas d’horloge dans sa prison de vide. Aucune notion du temps qui passe. Ça aurait aussi bien pu être quelques secondes que quelques décennies, siècles, millénaires pour ce qu’il en savait. Jonathan essaya de repousser la pensée, la pensée qui le briserait. Peut-être en rejouant mentalement cette partie d’échecs qu’il avait disputée avec son père, juste avant de le tuer ? Ça avait été une partie interminable, dont il avait cru qu’elle n’en finirait jamais. Juste comme…

LA pensée était là. Elle s’était insinuée dans chaque recoin de son esprit, sournoisement, contaminant une idée après l’autre, et Jonathan ne pouvait désormais plus la repousser. Il inclina la tête en signe de défaite, et projeta son esprit dessus.

Cet ennui ne s’arrêterait jamais.

Il serait là de toute éternité, privé à jamais de tout stimulus, condamné à cet ennui mortel, sans jamais rien pouvoir y faire.

Alors son esprit vacilla et bascula dans la démence.

Date d’écriture: 2020

Archéologie

Quand X7B28 découvrit le site de fouilles, il en fut tout excité. De nombreux autres matricules avaient fouillé les tréfonds de leur planète pour en excaver les secrets de leurs ancêtres. Ses propres parents, OW92F et LQ9EO, avaient dédié leur vie entière à cette tâche et étaient morts sans faire de découverte majeure. Et maintenant, en ce jour béni, X7B28 avait enfin trouvé un site si profondément enterré, si bien protégé, qu’il avait survécu au passage des millénaires.

Quels trésors les anciens avaient-ils pu cacher dans cette forteresse ? Les murs de pierre étaient impressionnants, quelques dizaines de mètres d’épaisseur au moins. Quelque part dans la structure, des éléments métalliques bloquaient les ondes du scanner, qui aurait permis d’en savoir plus sans entrer. De nombreux écrits jonchaient le site, mais leur langue, et leur alphabet, même, avaient été progressivement effacés de la mémoire collective.

A court d’options, X7B28 fora un passage et entra dans la forteresse. Il y avait de nombreux tonneaux emplis d’une substance vitrifiée, alignés pour l’éternité dans d’immenses cavernes artificielles. Quel était leur rôle ? Pourquoi les anciens avaient-ils pris autant de précautions pour protéger ce site des voleurs ?

Comme X7B28 se plongeait dans les archives historiques en quête de réponses, il tomba gravement malade. Des vomissements, des pertes de cheveux inexplicables. Et puis, les mêmes symptômes affectèrent plusieurs autres membres de l’équipe de fouille. X7B28 fut le premier à mourir.

On commença à parler de malédiction, ou d’arme secrète des anciens, selon qui propageait la rumeur. Et le site de fouilles fut fermé pour l’isoler à jamais du reste du monde. A jamais… c’est-à-dire, jusqu’à ce que l’humanité oublie et ouvre de nouveau le bunker, quelques siècles plus tard.

Les anciens avaient pourtant laissé des avertissements écrits parfaitement explicites, un peu partout sur le site. S’ils avaient su en déchiffrer les symboles, les humains du futur auraient lu ceci :

Décharge nucléaire.
DANGER DE MORT.
N’entrer sous aucun prétexte.

Date d’écriture: 2020

Le rocher

Je regardais le rocher au beau milieu de la clairière.

– Je ne veux pas dormir ici.

Sarah leva les yeux par-dessus son paquetage, surprise.

Tu veux encore avancer ? La nuit ne va pas tarder à tomber. Il faut qu’on installe le bivouac.

Je déglutis.

– Pas ici. Pas à côté de ce rocher.
– Pourquoi ?!

Elle allait me prendre pour un fou… tant pis, impossible de garder mes raisons pour moi à présent.

Quelque part au milieu de la Cornouaille, pas très loin de là où j’ai grandi, il y avait un menhir en tout point semblable à ce rocher. La légende dit que si on dort toute la nuit à son pied, le peuple fée viendra vous chercher et vous emmènera pour toujours dans son royaume souterrain.

Elle haussa les épaules.

On a passé l’âge de croire aux contes de fées, non ?
– Eh bien… quand j’étais enfant, dans un sursaut de bravoure, j’ai pris mon sac de couchage, je me suis allongé dans l’ombre du menhir, mon chat sur les genoux, et j’ai attendu que tombe la nuit.

Sarah sourit.

Et les korrigans sont venus te chercher ?
– Pas tout à fait. Ma mère est venue me chercher et m’a ramené à la maison.
– Alors où est le problème ?

Je baissais la tête.

Mon chat, Boubou. Il était resté en arrière, et il a disparu ce soir-là. On ne l’a jamais revu.

Sarah soupira.

Il a peut-être simplement été récupéré par un de vos voisins ?
– Impossible, tout le monde aux alentours le connaissait, et il était parfaitement reconnaissable avec son oreille coupée.
– Ecoute, Julien, on marche depuis le lever du soleil, et je suis épuisée. Si tu veux, on s’éloigne de quelques pas de ce caillou, mais je ne fais pas une heure de marche de plus dans la pénombre parce que ton chat a disparu quand tu avais huit ans.

Je n’essayais même pas de la convaincre. Sarah avait une volonté de fer, et je savais par expérience que je ne pourrais la faire fléchir.

On monta la tente, et on s’allongea dans les bras l’un de l’autre tandis que le soleil sombrait à l’horizon. Je faisais de mon mieux pour masquer ma panique, mais je sursautais au moindre bruit. Pas Sarah, bien sûr. Elle s’était de suite endormie, harassée par notre longue marche dans ces contrées sauvages.

Avait-elle raison ? Boubou avait-il simplement décidé d’aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte ? Ou avait-il eu un accident tout déjà fait naturel ? Peut-être. Mais la ressemblance entre le menhir et ce rocher était… frappante.

Derrière le rocher, une brindille craqua. Mon cœur rata un battement, puis s’agita furieusement dans ma poitrine. Je me décalais et ouvris le rabat de la tente pour voir ce qui se passait. Une bête, gênée par ma présence, bondit hors de la clairière et s’enfuit vers le couvert des bois. Comme la bête passait devant le faisceau de ma lampe-torche, je la vis distinctement.

C’était un chat sauvage à l’oreille coupée.

Date d’écriture: 2020

Omniprésent

Tu m’as dit que tu me quittais. Je t’ai supplié de rester, j’ai dit que je pouvais changer. Mais tu es parti.

Depuis, je te vois partout. Ce type vu de dos dans le métro, sur lequel j’ai collé ton visage jusqu’à ce qu’il se retourne. Cette boite de nuit où je t’imagine, flirtant avec une inconnue comme si ce qu’on a vécu ensemble ne signifiait rien. Ton odeur au réveil, ton omniprésence, partout, au plus profond de mes pensées.

Tu m’as dit que tu me quittais. C’était un mensonge. Où que j’aille, tu es toujours avec moi.

Date d’écriture: 2020