Beauté fatale

Dans cette caverne ? »
Oui messire, c’est là l’antre de la bête. Mais… messire… personne n’en est jamais sorti vivant. Pourquoi êtes-vous si prompt à braver la mort ? »

Le chevalier sourit.

Merci pour ton aide, mon brave. »

Et il entra résolument dans la grotte.

Dedans, il faisait sombre. De vagues relents d’humidité ne suffisaient pas à couvrir une odeur de charogne. Le chevalier alluma une torche et avança prudemment.

La bête était là, au fond de la grotte. Le chevalier dégaina son épée, prêt à passer à l’attaque, quand elle se retourna.

Le souffle coupé, le chevalier posa son épée au sol et s’agenouilla, écrasant sous ses genouillères un crâne humain. Mais il n’y prêta aucune attention, son esprit entièrement accaparé par la beauté surnaturelle de la bête.

Sa fourrure, d’un blanc d’albâtre, était ponctuée de petites tâches sombres, comme le pelage du léopard. Son corps, élégamment proportionné, hésitait entre la marche bipède et le déplacement quadrupède. Son visage, fin et quasi-humanoïde, était orné de deux discrètes petites cornes et resplendissait littéralement. Le chevalier était incapable d’en détacher ses yeux.

La créature émit une sorte de ronronnement et se leva en un mouvement fluide, hypnotique.

Es-tu venu pour me tuer, messire chevalier ? »

Le chevalier eut un haut-le-cœur à l’idée de porter la main sur un être d’une telle beauté.

Jamais ! Je préférerais mourir que de porter atteinte à une créature telle que toi ! »

Le ronronnement s’intensifia et la créature approcha doucement. Son parfum délicat, une légère odeur d’herbes fraîchement fauchées après la pluie, investit les narines du chevalier.

Je sais. », souffla doucement la créature.

Elle sourit. Son visage, en cet instant, était d’une telle beauté que le cœur du chevalier chavira.

Mais moi, je peux te faire autant de mal que je le veux. »

Le chevalier perçut sans peine la menace, mais ne bougea pas. Partir, c’était renoncer à voir plus longtemps cette magnifique créature. Il ne bougea pas quand elle le dépeça sans hâte, son attention focalisée sur le visage sublime de la créature. Il ne poussa pas même un cri, craignant de couvrir le délicat ronronnement qui émanait d’elle.

Au dehors, le paysan qui avait guidé le chevalier attendit jusqu’au soir. Puis il hocha tristement la tête et rentra chez lui.

Date d’écriture: 2020

L’univers

Votre univers doit avoir trois règles simples, qui détermineront toute sa structure. La première : une fois défini, rien ne peut plus ni y apparaître, ni en disparaître. La seconde : une fois définies, les lois qui le régissent ne peuvent être altérées et doivent, à tout moment, rester cohérentes entre elles. La troisième… »

Les élèves le dévisageaient tous, certains avec l’air vaguement ennuyé, d’autres impatients à l’idée de faire leurs premières armes.

… la troisième, donc, c’est : étonnez-moi ! »

Au fond de la classe, un gamin leva la main.

Ton nom ? »
Yhwh, monsieur. »
Oui, Yhwh ? »
Avec des règles aussi restrictives, l’univers qu’on créera ne peut qu’être ennuyeux à mourir. On ne peut pas introduire de non-linéarité temporelle ? De fluctuations dans les paramètres physiques ? De récursivité spatiale ? »

Visiblement, le gamin avait déjà jeté un coup d’œil à la suite du cours. L’instructeur était raisonnablement impressionné, mais il savait par expérience qu’il fallait commencer par les bases pour parvenir à maîtriser des structures d’univers plus complexes.

Ce sera pour les prochains cours. A vous de faire preuve de créativité pour rendre vos univers intéressants. »

Et tous se mirent au travail. Comme en chaque début de semestre, beaucoup avaient du mal à gérer le concept de cohérence interne de l’univers. Il devait patiemment expliquer qu’une force ne pouvait à la fois émettre et recevoir un travail en même temps. Certains paresseux se contentaient d’un univers statique, où toute la matière était dans un ennuyeux état de parfait équilibre. Un farfelu tenta un univers à 3727 dimensions, qui s’effondrerait sur lui-même sans règles supplémentaires pour le stabiliser. L’instructeur lui donna brièvement quelques conseils pour le simplifier sans trop le dénaturer. Un des élèves, se sentant l’âme d’un artiste, avait fait un univers de pures fluctuations d’énergie, aussi irréaliste qu’esthétique. Et pour finir, Yhwh…

Yhwh avait fait un univers incroyablement… minimaliste. Quatre dimensions, des lois physiques simplistes, des transformations d’état basiques. L’instructeur s’apprêtait à partir, déçu, quand Yhwh fit avancer la trame temporelle de son univers.

La matière se déploya élégamment dans l’espace, à la manière d’une fleur. Les paramètres physiques et l’état initial avaient été si finement choisis que la matière se comportait de manière fractale, reproduisant le flamboyant déploiement jusqu’aux échelles les plus infimes. Des puits de gravité apparurent un peu partout dans l’espace, attirant la lumière elle-même, sans qu’il ne soit jamais possible aux éléments d’atteindre le centre du puits. Des interactions matière-matière de plus en plus complexes se produisirent, structurant localement l’espace par cristallisation interne, jusqu’à produire des structures auto-répliquantes. Pour finir, la trame temporelle avançant, les lois de gravité recondensèrent la matière en un point unique, comme au commencement, et un nouveau cycle rigoureusement identique au premier se produisit. L’univers créé par Yhwh était absolument, parfaitement, cyclique.

L’instructeur sourit.
C’est sans nul doute, de tous les univers que j’ai vus jusqu’à présent, celui qui respecte le mieux la troisième loi. »

Et il conserva l’univers d’Yhwh comme exemple pour ses cours futurs.

Date d’écriture: 2020

Guerre et paix

J’ai connu la guerre et j’ai connu la paix.

La première a fait de moi un homme d’honneur. Pendant la guerre, je ne faisais qu’un avec mes camarades. Plus d’un a succombé au combat, sûr. Une mort honorable. Mais même au pire de la bataille, on se serrait toujours les coudes. On était comme frères et sœurs, tous égaux sous le feu ennemi. Personne, jamais, ne restait sur le carreau. Une vie honorable. Et puis une quelconque huile a décidé que la guerre avait assez duré. Alors je suis rentré au pays.

La seconde… bah ! A mon retour, ma femme était partie. Par lassitude, pour un autre homme ? Je ne sais pas. Les traites de la maison couraient toujours, alors je me suis cherché un boulot. Quand on m’a demandé mes qualifications… je sais me battre. J’ai jamais appris que ça. On ne m’a pas embauché. J’ai perdu ma maison. Je me suis trouvé à la rue. Les gens ont commencé à me regarder bizarre, comme un parasite. Je me suis battu pour leur liberté, putain ! Je pouvais pas le supporter, alors je me suis mis à boire. Et je meurs à petit feu, seul, dans le caniveau. Méprisé par les gens que je voulais protéger.

J’ai connu la guerre et j’ai connu la paix. La première a fait de moi un homme d’honneur, et la seconde, un marginal, un ivrogne, un parasite.

Putain !

Date d’écriture: 2020
Aux vétérans devenus inadaptés.

Festina lente

Il est un lieu où les hommes ne se battent plus, où la douleur cesse, où la bêtise et la méchanceté n’ont plus force de loi. Il est un lieu où les chaines ne nous retiennent plus, où plus rien ne saurait me faire de mal.

Ce lieu, je l’atteindrai un jour, sans doute. Mais je prends mon temps. Parce que je ne veux pas que la douleur s’arrête. Pas si ça veut dire que le bonheur, le sens, l’appartenance doivent aussi rester sur le seuil. Que la mort attende encore un peu.

Je ne suis pas pressée.

Date d’écriture: 2020