Le kraken

La mer avait réagi étrangement toute la matinée. Les courants changeaient abruptement de direction, sans raison apparente. Des remous suspects apparaissaient de ci de là, à quelque distance de la barque catalane. Des bancs de poissons entiers sautaient hors de l’eau, en telles quantités que certains tombèrent dans le petit voilier, fournissant une manne bienvenue. Car aucun poisson ne semblait très intéressé par les lignes que Miguel avait tirées.

Et sans prévenir, l’eau se mit à bouillonner autour de Miguel. Il se jeta sur la voile pour tenter de maîtriser son embarcation, qui tanguait dangereusement. Il luttait encore quand, d’un seul coup, surgit devant lui une tête gargantuesque. L’œil du monstre était braqué sur Miguel.

Il se mit à trembler. L’œil était plus grand que lui. La pupille semblait contractée sous l’afflux de lumière, et Miguel songea que la bête devait être plus habituée aux ténèbres des profondeurs qu’à la vive lumière du soleil de la Galice. Pensée étrange, seul face au kraken. L’iris, largement révélé par la contraction de la pupille, était d’un bleu profond, du bleu des abysses. Le corps de la bête affleurait maintenant à la surface de l’océan, plus long que la jetée du village de Miguel.

La bête ne bougeait pas. Elle attendait, observait. Impossible de dégager le bateau pour fuir sans la percuter. Mais étrangement, le monstre marin ne semblait pas hostile. Curieux, peut-être, envers ces fourmis qui se déplaçaient à la lisière de son univers. Miguel s’agenouilla pour prier le Seigneur, oscillant entre reconnaissance pour ce qu’il était en train de vivre, et peur de mourir. La pupille de l’œil gargantuesque se dilata légèrement. Le kraken étudiait toujours attentivement Miguel.

Ses actes de dévotion terminés, Miguel se redressa. Il était maintenant prêt, quoi qu’il puisse arriver. Il fit face à la bête. Elle était si proche… il lui suffisait d’avancer la main… et si ? Comme dans un rêve, Miguel leva le bras et posa la paume sur la tête du monstre. Elle était humide et fraîche, et le contact était surprenamment agréable. La pupille du kraken se dilata un peu plus encore.

Était-ce ce qu’il attendait ? Toujours est-il qu’il se dégagea doucement, leva en signe d’adieu un tentacule plus épais que le tronc d’un chêne centenaire, et s’enfonça doucement sous les flots pour y disparaître.

Miguel ne le revit jamais. Mais parfois, quand les courants se montraient bizarrement capricieux, il sentait sa présence amicale autour de lui. Et que ce soit par hasard, ou parce que le monstre veillait sur lui, jamais plus Miguel ne rentra bredouille au village.

Date d’écriture: 2020

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