Le feu nucléaire

Quand le lieutenant-colonel Petrov entra dans le bunker Serpukhov-15, le 25 septembre 1983 à 23h45 précises, tout était calme. L’officier en service, Sergei Stakhov, lui remit officiellement la responsabilité des opérations de surveillance, puis le gratifia d’une tape amicale sur l’épaule avant d’aller se coucher.

Sergei était un bon ami et un encore meilleur officier. Il avait laissé un compte-rendu clair et détaillé des évènements survenus sous son commandement. En l’occurrence, rien de particulier. Par moments, des bombardiers américains fonçaient à pleine vitesse jusqu’à la frontière soviétique, et faisaient demi-tour au dernier moment, quand ils étaient sur le point de violer notre espace aérien. Tout le centre était alors en effervescence, l’approche d’avions de guerre pouvant être un prélude à une attaque réelle. Mais cela faisait presque deux semaines qu’aucune alerte de ce genre n’avait été lancée.

Stanislav Petrov ne savait trop que penser de ce répit inhabituel. Quelques semaines plus tôt, un avion de ligne américain avait été abattu sans autre forme de procès – peut-être cet épisode malencontreux avait-il incité ses ennemis à plus de prudence ? Ou plus probablement, les américains et leurs alliés préparaient comme chaque année leur simulation de situation de crise, et avaient moins de temps et de ressources à consacrer aux opérations de harcèlement.

Stanislav fit le tour des sous-officiers pour s’assurer que tout était en ordre puis, satisfait de son inspection, rejoint le poste de commandement. La nuit commençait à peine et promettait d’être longue. Stanislav se roula une cigarette, l’alluma et la savoura dans le calme, avec pour seule compagnie le bruit du système d’air conditionné. Il lut plus en détail le rapport de Sergei. Un sous-officier avait eu quelques minutes de retard pour remplacer son collègue devant un des sous-systèmes de détection satellite. Un des urinoirs était hors-service dans les toilettes du bunker. Ça avait manifestement été un quart d’un ennui mortel. Il plaignait ce pauvre Sergei qui…

Une alarme retentit soudain. Tout le monde, Stanislav compris, bondit sur ses pieds. Sur tous les écrans s’affichait en rouge le mot « start ». Lancement. Ainsi, c’était maintenant que se terminait le monde qu’ils avaient connu. Maintenant que débutait la guerre nucléaire complète qui, selon la doctrine de la destruction mutuelle assurée, plongerait le monde sous des flots de flammes. Une goutte de sueur roula sur le front du lieutenant-colonel Petrov, et sa main commença à trembler. Il regarda ses hommes, en contrebas. Ils étaient hagards, désorientés. Alors Stanislav commença à distribuer des ordres, d’un ton aussi calme et ferme que possible afin d’éviter la panique. Combien de missiles, quelles cibles, quelle vitesse de croisière. Il devait récolter ces informations avant d’en informer l’état-major, qui lancerait alors une riposte foudroyante.

Quand la réponse tomba, Stanislav Petrov fut désorienté. L’OTAN n’avait lancé qu’un seul missile intercontinental Minuteman, tiré depuis la base de Malmstrom aux Etats-Unis en direction de l’Union Soviétique. Un unique missile. On était aux antipodes des scénarios envisagés à l’école militaire, où les Etats-Unis tenteraient de balayer l’URSS d’un seul coup avec tout leur arsenal. Un seul missile détruirait au mieux une ville entière, une perte terrible mais somme toute limitée au regard de la puissance soviétique. Quelque chose clochait. Les américains étaient peut-être idiots, mais sûrement pas suicidaires. Ils savaient bien que la riposte les balaierait. Et si…

Stanislav se figea soudain. Le système de détection satellitaire avait été déployé récemment, à peine un an plus tôt, et n’avait pas encore été soumis à l’épreuve du feu. Sans compter que les machines n’étaient, par définition, que de grosses calculettes idiotes auxquelles on ne pouvait se fier aveuglément. Et si le système se trompait ? Et si les américains n’avaient en réalité pas procédé au moindre lancement ?

Petrov revint au monde réel. Un sous-officier lui criait dans les oreilles d’informer séance tenante le Kremlin du lancement. Stanislav l’interrompit d’un geste et appela le centre des radars terrestres. Il donna comme instructions de l’alerter immédiatement si les radars confirmaient la présence du missile. Etant donné la courbure de la Terre, les radars ne pourraient détecter le missile que dans douze minutes au plus tôt.

Il raccrocha, expliqua brièvement la situation à ses sous-officiers, vérifia lui-même les données de l’alerte satellitaire pendant que ses hommes s’affairaient à des tâches similaires. Les lettres « start » s’affichaient toujours sur les écrans. Stanislav commença à douter. Et si les américains avaient réellement lancé un missile ? Combien de victimes condamnait-il à une mort certaine ? Qui était-il pour décider ainsi de retarder l’alerte initiale ? Stanislav pensa à sa femme Raisa, à ses enfants Dimitry et Yelena. Et si le missile était dirigé vers Moscou ? S’il les tuait tous les trois ?

Ces doutes ne menaient à rien. Il se força à ne penser qu’au travail. Bien sûr, il était de sa responsabilité d’en informer sa hiérarchie immédiatement. Mais il savait comment cela se passerait. Le Politburo était à cran, et le secrétaire général Yuri Andropov rivalisait d’attaques verbales avec le président américain Ronald Reagan. La contre-attaque serait lancée sans attendre, sans lui laisser le temps de vérifier davantage les données satellite. Et Stanislav Petrov n’était pas prêt à rendre ses conclusions.

Le téléphone du centre de commandement sonna. Quatorze minutes s’étaient écoulées. Stanislav décrocha instantanément. Les radars terrestres ne détectaient toujours aucun missile. A moins que le Minuteman n’ait décidé de faire du tourisme en cours de route, l’hypothèse d’une fausse alerte se renforçait. Stanislav resta plusieurs minutes en ligne, prêt à lancer l’alerte si le missile venait à être détecté. Quand il fut manifeste que rien ne venait, alors seulement il se prépara à appeler son supérieur, le général Votintsev, pour rendre compte. Et à cet instant précis, l’ordinateur signala le lancement de quatre missiles supplémentaires.

On était désormais à cinq missiles potentiellement lancés. De quoi faire des dégâts, mais toujours pas de quoi anéantir l’URSS. Et bien loin de l’arsenal complet des Etats-Unis, estimé à près d’une dizaine de milliers d’ogives. Stanislav regarda ses subordonnés. Tous l’observaient avec angoisse, hantés par la perspective d’une guerre totale. Stanislav demanda à nouveau un complément d’informations. Même base de lancement, même profil. Alors la conviction de Stanislav se renforça : le système informatique était dysfonctionnel. Par précaution, il rappela le réseau de surveillance radar et vérifia lui-même les nouvelles données satellite, puis appela le général Votintsev. Après de longues minutes, comme aucun missile ne s’écrasait sur l’URSS, il fut confirmé que la détection satellite avait déclenché une fausse alerte et Petrov put enfin respirer librement.

Moins d’une heure plus tard, le général Votintsev se présentait au bunker Serpukhov-15 pour un premier debriefing. Comprenant mieux la situation, le général félicita Stanislav pour sa judicieuse prise de décision. Mais très vite, en plus haut lieu, on s’émut de ces félicitations : mettre ainsi en avant le lieutenant-colonel Stanislav Petrov, c’était aussi reconnaître la défaillance satellitaire, à un moment où il était critique de faire étalage de puissance face à l’ennemi. Le bureau politique du Kremlin prit donc la main et tenta de trouver la moindre faille dans les évènements de la soirée. Stanislav fut interrogé sans relâche par quatre interlocuteurs différents, tous moins bienveillants les uns que les autres. Quand finalement aucune erreur de jugement ne put être trouvée, le Politburo étouffa l’affaire. Tous les soldats impliqués furent mutés en d’autres lieux, avec la ferme injonction de garder le silence sur cette soirée. Et la vie de Stanislav continua dans l’anonymat le plus complet – il occupa simplement le même poste dans un autre centre de détection, sans jamais plus être confronté à une situation de crise d’une telle ampleur.

Les temps changèrent, et les relations entre les Etats-Unis et l’URSS, sans devenir cordiales, s’embellirent nettement. Peu avant la chute de l’URSS, le général Votintsev publia ses mémoires dans lesquelles l’incident se trouvait relaté, et le monde découvrit avec stupeur l’histoire incroyable de cet officier qui, par son esprit critique, avait empêché une guerre nucléaire. Des journalistes se précipitèrent à son domicile pour recueillir son témoignage, mais Stanislav Petrov ne leur répondit pas, préférant rester dans l’anonymat.

Sa femme Raisa, néanmoins, était abasourdie de tout ce tapage et le pressa de questions. Quand elle lui demanda ce qu’il avait fait ce soir-là, Stanislav lui répondit :

– Rien. Je n’ai rien fait. »

 

Date d’écriture: 2019

A cet homme qui, quand tout autour de lui l’incitait à informer sa hiérarchie pour lancer une guerre nucléaire, a su résister à la pression et, effectivement, ne « rien » faire. Il est peu de gens en ce monde qui peuvent prétendre ne pas lui devoir la vie.

Une réflexion au sujet de « Le feu nucléaire »

  1. Comme pour l’histoire de Laika, la base de ce récit est une histoire vraie, que j’ai ensuite romancée en essayant de coller au mieux aux faits. Le récit de cet incident est à la fois haletant et inquiétant – pour ceux qui voudraient plus de détails, je recommande cette excellente vidéo du Point Genius : https://www.youtube.com/watch?v=Bll8x91CEDA.

    La date de parution de cette histoire n’est pas non plus un hasard… les Etats-Unis et la Russie ont lâché vendredi dernier le traité interdisant le développement des missiles nucléaires intercontinentaux de portée intermédiaires : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/08/03/une-nouvelle-ere-de-la-dissuasion-nucleaire_5496259_3232.html. Ouch.

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