Ma femme, Marta Kuszeck, a été reconnue comme une génie dès son plus jeune âge. L’apothéose de sa vie, naturellement, fut de devenir le premier et seul être humain à avoir jamais compris la nature profonde de l’univers qui nous entoure. L’apothéose de sa vie, oui, mais ce que le grand public sait moins, c’est que ce fut également sa plus grande frustration.
Elle m’en a souvent parlé, et moi qui n’ai qu’un bagage scientifique limité, je le résumerai ainsi : la nature de l’univers est tout simplement incommunicable. Les mots, les concepts qui permettraient d’aborder le sujet n’existent pas dans notre langage. Comment expliquer à un aveugle de naissance à quoi ressemble la couleur bleue ? Impossible, il n’a tout simplement pas la capacité d’appréhender ce concept, il lui est bien trop étranger. Tout au plus pourra-t-on lui expliquer que c’est physiquement mesurable à une certaine longueur d’onde, que c’est la couleur du ciel et de la mer, etc.
Eh bien, il en allait de même pour sa compréhension intime des lois de l’univers : selon sa propre métaphore, elle était la seule à y voir clair. Alors elle nous a décrit de son mieux les phénomènes physiques qui résultent de ces lois, à défaut de pouvoir nous expliquer pourquoi ces lois marchent ainsi. Et la science a fait, sous sa férule, un bon incroyable… vitesse supraluminique, téléportation, communication neurale, tout ça, nous le lui devons. Hélas, jamais nous n’avons pu aller plus loin que la surface des choses car, quels que soient nos progrès, nous restons tout aussi fondamentalement incapables de comprendre le pourquoi.
Et aujourd’hui, ma Marta, l’amour de ma vie, est morte. J’ai toujours refusé de discuter avec elle des grands principes métaphysiques, aussi j’ignore où elle est maintenant, bien que je sois sûr qu’elle l’ait également compris de son vivant. Mais une part de moi espère qu’un jour, je la rejoindrai, où qu’elle soit, et qu’elle pourra enfin m’expliquer cette fulgurante intuition qu’elle a porté toute sa vie comme un fardeau. En attendant, nous voilà tous aveugles.
Date d’écriture: 2019