Echec et mat

Il était une fois un véritable génie des échecs, capable de déjouer n’importe quelle stratégie avec une aisance déconcertante. En d’autres circonstances, cet homme aurait fait fortune en conseillant les nobles de la cour. Mais pas ici, pas en ces temps-là. Comme plus de la moitié de la population du royaume, l’homme était né esclave et mourrait donc esclave.

Un jour, un courtisan apprit ce jeu au roi qui l’aima de suite. Il adorait faire chuter bruyamment les rois ennemis, se prenait pour un grand stratège militaire au bruit de ses enjoués « échec et mat », élaborait des stratégies alambiquées qu’il ne mettait jamais en œuvre. Car il faut l’admettre, le roi n’était au plus qu’un joueur médiocre, sans entraînement, fonçant dans la moindre ouverture comme un taureau et incapable de discerner les pièges qu’elle recelait. Mais la cour entière cherchait ses faveurs : nul ne se serait permis de le lui faire remarquer, nul n’aurait osé le mettre en échec. Et plus cela durait, plus le roi était convaincu de sa supériorité intellectuelle.

 

De fil en aiguille, une servante vint à parler de l’esclave alors qu’il tendait l’oreille. Un esclave jouant aux échecs ? Quelle idée saugrenue ! Comment ces bouseux pourraient-ils pénétrer le noble art de la stratégie ?! Seul un fou pourrait croire cela !

La servante, tout en baissant les yeux, répondit au monarque que jamais nul noble n’avait su mettre l’esclave en déroute. A ces mots, le roi entra dans une colère noire. Il renvoya la bonne – il l’aurait jetée au cachot si la reine n’était intervenue pour protéger sa servante – et envoya un cavalier chercher ce maudit esclave. Il prouverait à tous, nom de nom, que ce moins que rien ne l’égalerait jamais !

Mais comme le cavalier faisait route, il se calma et y réfléchit plus posément. Plus il y pensait et plus une rencontre à la cour lui paraissait inconvenante. Un esclave crasseux admis en haut de sa tour ? Quel déshonneur ! Il manda le capitaine de sa flotte et lui ordonna d’affréter son navire amiral. La rencontre se ferait sur les flots, sa précieuse cour resterait bien à l’abri de la souillure.

 

Le jour fatidique, il décida d’un tournoi en trois parties. On vit rarement tournoi plus bref… deux coups du berger et un mat classique : l’esclave innocent ne cherchait pas à ménager le roi, pensant qu’il cherchait à apprendre et non à vaincre. Grave erreur de stratégie… le roi fulminant ordonna séance tenante la mort de l’esclave. Quel impudent pour oser humilier son roi, le seul maître du royaume après Dieu ! Qu’ils voient donc ce qu’il en coûte de le mettre ainsi en échec !

On pendit donc l’esclave tout en haut du grand mât, sous les yeux désolés des autres esclaves présents à bord. Plus d’un pleura ouvertement en voyant tomber de la main du supplicié le légendaire pion qui lui avait ouvert sa première victoire. Il ne l’avait jamais quitté jusqu’à présent…

Le roi, voyant l’émotion que suscitait la pendaison, décida que ce petit jeu ne l’amusait plus. Il ordonna le retour immédiat au port et les marins entamèrent immédiatement les manœuvres. Pourtant…  pourtant, la poulie du grand mât refusait de jouer. La grand-voile restant bloquée, le navire partit à la dérive et s’empala sur des récifs tous proches. Les esclaves, en bonne condition physique, réussirent à nager jusqu’à la côte. En revanche, le roi et ses courtisans manquaient d’entraînement. Presque tous périrent corps et bien dans le naufrage.

 

Quelques semaines plus tard, la mer recracha sur la plage une grosse poulie. Un pion noir à moitié écrasé par la grosse corde se trouvait dedans. Le dernier mat du maître d’échecs.

 

Date d’écriture: 2005

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