Ils sont partout, partout ! Je les sens, je les devine, je les crains… mais je fais désormais partie des leurs. Un jour, tôt ou tard, je tuerai ma femme et mes enfants de mes propres mains, et je ne peux rien y faire.
Pourtant, avant, j’étais normal, moi aussi. Je vivais tranquillement, comme vous. Mais ils ont irréversiblement fait basculer ma vie dans cette infâme paranoïa qui me hante jour et nuit.
Ça a commencé un matin radieux. Il est venu frapper à la porte, pour demander l’aumône. Un mendiant, ou au moins en avait-il l’air… j’aurais dû me méfier. Je l’ai éconduit : nos réserves de nourriture sont à sec, nous n’avons plus d’argent, nous ne faisons pas la charité ! Le mendiant est parti en bredouillant de vagues injures. En réalité, nous avions largement de quoi l’accueillir, et peut-être tout aurait-il été différent dans ce cas… Je ne le saurai jamais, mais cette pensée me revient dans les pires moments de la nuit, et je regrette sincèrement mes actes. Trop tard, trop tard !
Une semaine plus tard – ou était-ce un an ? Le temps m’échappe… Disons, quelque temps plus tard, un riche seigneur et son garde du corps sont venus frapper à notre porte, pour nous demander le gîte. Nous nous sommes empressés d’accepter, pressés d’obtenir les faveurs d’un homme de pouvoir. Le seigneur n’a pas dit un mot de toute la soirée, et son garde personnel était à peine plus bavard. Au repas, régnait un silence de mort.
C’est peut-être cette ambiance qui m’a empêché de m’endormir, le soir… ou peut-être m’appelaient-ils déjà ? Alors que ma femme et mes enfants dormaient du sommeil des justes, je suis descendu à la cuisine pour boire quelque chose.
Le seigneur y était aussi. Je lui ai dit bonsoir, ou quelque inanité de ce genre, sans m’attendre à ce qu’il me réponde. Je me trompais. Il m’a dit :
– Bonsoir, Karrel. Je… t’attendais. Tu ne me reconnais pas, je suppose ? »
J’étais confus. D’une part, je ne tenais pas à contrarier un homme aussi puissant, mais d’autre part… j’étais rigoureusement incapable de me souvenir où j’avais pu le voir. J’ai fini par bredouiller que je ne savais pas, que je ne fréquentais que rarement le milieu d’un si grand homme. Il a ricané, et son garde s’est approché dans mon dos.
– Tu as raison, tu ne m’as jamais vu. Mais… regarde, regarde attentivement qui est mon serviteur ! »
Je me suis retourné, et j’ai vu que le visage de son garde du corps avait changé… c’était celui du mendiant, qui me fixait en souriant d’un air méchant ! J’ai pris peur et j’ai voulu fuir, mais ils m’ont attrapé. Je me souviens vaguement de leurs canines me perçant la jugulaire et de la voix du seigneur dans mon cou :
– Nous sommes les nosferatus, et j’en suis le chef ! Nous répondons TOUJOURS aux injures qui nous sont faites ! »
Mais ces souvenirs restent vagues – j’ai dû m’évanouir juste après.
Le lendemain, je me suis réveillé dans mon lit, aux côtés de ma femme, en me sentant… comme maigre et écartelé, avec une migraine de tous les diables. J’ai porté la main à ma jugulaire. Il n’y avait rien. J’ai entendu ma femme chuchoter des mots tendres à mes enfants, et quelque chose m’a paru anormal. J’ai regardé par la fenêtre. Ils étaient dehors, dans le champ, à près de cinq cent mètres : jamais je n’aurais dû entendre sa voix !
Je suis descendu. Le seigneur et son garde étaient partis. Je suis allé demander à ma femme où ils étaient allés. Elle m’a regardé comme si j’avais trop bu :
– Un seigneur, venir chez nous ? Enfin, tu sais très bien que pas un seul ne s’abaisserait à venir partager notre table ! Nous sommes pauvres, Karrel : pauvres ! »
Je suis descendu au village pour demander s’ils les avaient vus. Personne n’avait entendu parler d’un seigneur depuis plus de trois mois.
Deux nuits plus tard, ma première soif de sang m’a pris. Je suis sorti dehors, et j’ai tué quelqu’un pour calmer ce terrible besoin. Je ne me souviens plus qui fut ma première victime – je ne m’en souviens jamais.
Depuis, ce rituel continue encore et toujours. Tous les mois environ, je suis pris d’un furieux besoin de sang, et je perds le contrôle de mon être. Jusqu’à présent, j’ai toujours réussi à aller jusqu’au village avant de ne plus me maîtriser, mais les crises sont à chaque fois plus violentes… que se passera-t-il si je ne parviens pas même à sortir de la maison la prochaine fois ? J’ai peur pour ma famille.
J’ai bien pensé à me rendre auprès de la Garde, mais… ils tueraient mes enfants et ma femme avec moi, par précaution. J’ai essayé de me suicider, aussi. En vain. On prétend que seules des armes d’argent ou enchantées peuvent m’affecter, mais je ne suis qu’un pauvre homme : jamais je n’aurais les moyens de m’offrir une telle arme !
Alors, je me retrouve coincé… mort, et meurtrier par avance de ceux que j’aime. Je vais peut-être partir avant, si je m’en trouve la force. Il le faut, je DOIS les quitter.
Mais avant de le faire, je voulais lancer cet appel de haine, par-delà les mers et les montagnes : si vous retrouvez le seigneur et son garde, infligez leur autant de souffrances que j’en ai subies !
Date d’écriture: 2006
A Kalendaar.
Petite précision sur la note de fin : j’ai écrit cette histoire pour un jeu vidéo, Kalendaar, dont j’avais rejoint l’équipe de développement. Je me souviens de cette période comme un melting pot de créativité, encouragé et porté par l’imagination des deux autres membres de l’équipe. S’ils me lisent, merci à vous deux pour cette super expérience !
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