– Vers le milieu du vingt-deuxième siècle, l’humanité s’est découvert des dons de télépathie. Non que ces dons soient soudainement apparus, pas du tout – ils avaient toujours été là sans que personne ne le sache. Il n’a pas fallu bien longtemps avant que des petits malins réalisent que, en lisant l’esprit des gens, on le modifiait un peu. De là, il est devenu évident qu’on pouvait, par un effort conscient, forcer quelqu’un à penser… différemment. Rien de très concluant au départ – de nombreux esprits chamboulés sans discernement sombraient même dans la folie – mais progressivement, on a affiné le noble art de la manipulation mentale. Vers la fin du vingt-troisième siècle, c’est devenu un métier à part entière, puis une corporation, la guilde des maîtres de l’esprit.
C’est alors qu’est apparu Alexei, le premier véritable Grand Maestre, le légendaire télépathe dont les pouvoirs outrepassaient vastement ceux de ses confrères. Il s’est servi de ses dons pour le bien… ou au moins le croyait-il. Durant son long règne à la tête de la guilde, il a établi un champ mental mondial, puis s’en est servi pour ôter toute idée belliqueuse à l’ensemble de l’humanité. Pensez un peu, la paix mondiale, cet idéal apparemment si lointain, était enfin atteint !
Vers la fin de son règne, Alexei a découvert que la jeune génération n’était pas naturellement soumise à ce pacifisme forcé – il fallait donc répéter l’injonction, à intervalles réguliers, pour maintenir la paix. Il créa dans ce but une caste spécialisée, composée des meilleurs télépathes au sein de la guilde, les Gardiens, si bien qu’à sa mort la paix perdura.
Progressivement, d’autres interdits vinrent renforcer la non-belligérance : l’interdiction de tuer des animaux, puis l’interdiction de penser à mal, puis l’interdiction de se mettre en colère, de rechigner à la tâche, de refuser l’ordre direct d’un Gardien… Au vingt-septième siècle, celui où je suis née, il n’y avait plus eu de guerre sur Terre depuis plus de 400 ans – et l’humanité était pleinement asservie sous la coupe de notre ordre. Je suis née et j’ai vu les miens pour ce qu’ils étaient. Des robots, des zombies, des êtres sans âme, sans passion, sans gout pour la vie. Quatre siècles à instaurer une servitude rampante au nom de la paix, et voilà où nous en étions. Plus j’y pense, et plus notre ordre me dégoûte.
Par chance, je suis née avec des pouvoirs mentaux très, très largement supérieurs à la norme. Il y a quelques mois, on m’a prélevée à ma famille (prélevée, quel terme horrible !) pour devenir Gardienne. Je serai l’une des dernières. Ils m’ont sous-estimée, ou prélevée trop tard peut-être – toujours est-il qu’ils ne peuvent percer les recoins les plus profonds de mon esprit, une caractéristique qui les intéresse terriblement. Et pendant ce temps, moi, je peux aisément percer et manipuler leurs pensées, aussi aisément que je respire. Mon esprit, tout comme celui du grand Alexei, s’étend d’ores et déjà à l’ensemble de l’humanité – quand je serai prête, quand mon emprise sera suffisamment profonde, je lancerai l’injonction d’oublier quoi que ce soit ayant trait à la télépathie, ce qui permettra à terme aux miens de s’affranchir de leur esclavage. Moi, Aeda, serai leur libératrice anonyme ; je vais… »
L’aspirant interrompit sa lecture et releva la tête. La Grand Maestre prit la parole, surprise.
– Pourquoi vous arrêtez-vous, aspirant Sundan ? »
– C’est que j’ai interrompu là l’expérience, Grand Maestre Erika, car elle avait déjà donné les résultats que j’escomptais. Mes conclusions sont formelles : il est plus dangereux que jamais de redonner son libre arbitre à un non-initié, car il utilisera cette liberté pour s’opposer au maintien de la paix mondiale. »
La Grand Maestre soupira.
– Il est tout de même regrettable que, dans la foulée, nous ayons du nous priver d’une Gardienne si prometteuse que cette jeune… Aeda dont vous nous parliez. »
Sundan hocha la tête, se rappelant avec chaleur du merveilleux sourire en coin qui animait les lèvres d’Aeda quand il l’observait.
– Regrettable, en effet. J’en étais venu à l’apprécier, malgré ses terribles idées. Mais avec tout le respect qui vous est dû, Grand Maestre, Aeda n’a jamais été télépathe. Je l’ai moi-même manipulée pour lui en donner l’illusion, voilà tout. Après l’expérience, j’ai été contraint d’effacer sa mémoire de toute idée séditieuse, et je l’ai simplement renvoyée à sa famille. »
La Grand Maestre se leva et congédia l’aspirant Sundan d’un geste de la main.
– Fort bien, aspirant Sundan. Des maîtres Gardiens se pencheront plus en détail sur vos travaux, et décideront d’une promotion le cas échéant. Vous pouvez en attendant retourner à vos quartiers. »
Sundan se détourna, et ce faisant, entraperçut le sourire de la Grand Maestre Erika. Un sourire en coin des plus familiers. Une idée horrible lui traversa l’esprit. Et si… non, c’était ridicule. Aeda n’avait pas de pouvoirs de télépathie, il s’en était assuré en personne. Un instant, il avait envisagé que peut-être, elle pourrait être là, à manipuler leurs esprits à tous, eux les Gardiens, pour se faire passer pour la Grand Maestre. Mais c’était tout bonnement impossible, bien sûr.
L’idée lui passa anormalement vite, et il s’en retourna serein vers ses quartiers, comme la Grand Maestre Erika le lui avait ordonné.
Date d’écriture: 2019