Toute sa vie, la grande El’tonnia avait cherché la perfection. Elle maniait l’épée mieux que les maîtres d’armes royaux, avait la langue plus rapide et acérée que les bardes les plus en vogue, discourait plus ardemment que le plus éloquent des orateurs et avait plus de connaissances que les plus sages des conseillers du roi. En bref, elle était parfaite !
Le vieux roi, désireux de voir son fils s’unir à elle, la fit mander et lui offrit la main du Prince. Elle ricana.
– Messire, on prétend qu’on ne peut trouver le bonheur si le mari et l’épouse ne sont pas égaux en tous points – en droits comme en qualités. Connaissant celui que vous me destinez, je suppose que je devrais refuser de suite, mais… trouvez donc une chose, une seule, en laquelle votre fils soit meilleur que moi et j’accepterai sa main ! »
A ces mots, le vieux roi fut troublé… son fils n’était qu’un paresseux qui passait ses journées à boire, à dormir et à courir les filles, et il ne voyait pas en quoi ce débauché pourrait la battre. Il réunit son conseil, qui réfléchit à la question un mois durant. En vain. Il obligea donc son fils à s’entraîner nuit et jour à l’épée, à lire et relire les édits de la sage El’tonnia, à composer auprès des bardes les plus vifs d’esprit et à se plonger dans l’art obscur des arcanes.
Trois ans plus tard, le prince n’avait plus rien d’un débauché. C’était un homme alerte et vigoureux, sage, intelligent et aimé du peuple. Mais quand il affronta El’tonnia à l’épée, elle le désarma en un tour de main, puis le ridiculisa en lui donnant la fessée du plat de l’épée. Leur débat ne fut guère plus concluant : jamais le Prince n’avait rencontré une adversaire à l’esprit aussi agile, et il fut bientôt obligé d’admettre publiquement qu’il avait tort. La journée d’épreuves se termina par leur duel magique : dès le début, elle lança un sort de silence si puissant que le Prince ne retrouva sa voix qu’un mois plus tard.
Le roi, désespéré, commença à chercher une autre prétendante pour son fils, et les accortes demoiselles des royaumes alentours affluèrent. Mais le Prince n’avait désormais plus d’yeux que pour El’tonnia : il les refusa toutes.
Après de longues réflexions et des semaines acharnées de recherches sur El’tonnia, le Prince conçut enfin un plan… son dernier espoir. Il fit convoquer les mages les plus avisés et travailla en secret à leurs côtés des mois durant. Lorsque leur travail fut achevé, il annonça à son père qu’il avait trouvé le moyen de battre la légendaire El’tonnia.
Le roi voulut savoir de quoi il en retournait, mais son fils garda obstinément le secret. Finalement, le roi organisa à nouveau une grande démonstration publique.
On prétend que presque tous les habitants du royaume vinrent à cette occasion. Petits et grands, tous brûlaient de curiosité : qu’avait donc inventé leur Prince adoré, pour espérer vaincre El’tonnia en personne ? Tous attendaient avec curiosité quand il monta sur l’estrade géante placée à l’occasion.
Tous, sauf El’tonnia. Quand vint le Prince, elle le railla :
– Bien le bonjour, Prince ! Votre postérieur se remet-il des séquelles de notre dernière rencontre ? Et votre langue, en avez-vous retrouvé l’usage ? Je me fais du souci pour vous, vous voyez… Je crains de devoir vous infliger à nouveau ce genre de désagréments. »
Mais le Prince se contenta de sourire à ces mots :
– Vous m’avez battu sans peine à l’épée, c’est exact. Vous m’avez prouvé mes erreurs de logique. Et vous m’avez réduit au silence en duel magique. Je reconnais volontiers tout cela. Pourtant, il est un domaine dans lequel nous ne nous sommes pas affrontés… »
– Oh, vraiment, Prince ? », rétorqua El’tonnia. « Je suis impatiente de savoir en quel domaine je vais vous vaincre en ce cas. »
Le Prince se mit à rire doucement.
– Ma chère, j’ai travaillé avec les maîtres mages du royaume de longs mois avant de créer le sortilège associé à ce bâton. » Il tendit à El’tonnia une simple baguette d’if. « Dites moi, quel est l’usage du sortilège qui lui est associé ? »
El’tonnia prit la baguette et répliqua d’un ton méprisant.
– Est-ce là votre épreuve ? Ce n’est qu’un banal sort de révélateur d’état d’esprit. Il permet à tous de voir, au sens propre, l’esprit de celui qui lance ce sort. Votre test me déçoit beaucoup, Prince. Je m’attendais à quelque chose de plus difficile. »
Le prince répondit d’une voix forte :
– Exactement, c’est un révélateur d’esprit ! Vous me battez aux armes, en débat et en connaissances occultes, mais… qu’en est-il de vos qualités humaines ? »
Le Prince lui prit la baguette des mains et lança le sort. Et tous virent à quel point le Prince débordait d’amour, pour ses sujets, pour son père, mais surtout, pour El’tonnia elle-même.
Il reprit :
– A vous, à présent. Voyons voir si vous avez mes qualités humaines. »
El’tonnia n’eut d’autre choix que de lancer le sort à son tour. Et là, quelle ne fut pas la surprise du peuple : leur héroïne, la grande El’tonnia, ne ressentait que mépris pour le Prince, le roi, et les gens du peuple en général ! Rien, dans son cœur sec et froid, n’évoquait quoi que ce soit qui puisse ressembler à de l’amour. Ils acclamèrent leur Prince et conspuèrent la vile El’tonnia, qui partit honteuse de son échec.
Mais le Prince ne l’entendait pas de la sorte. Quelques heures plus tard, il se rendit chez El’tonnia avec la ferme intention de demander sa main. Cette main, il ne l’eut jamais : incapable de vivre avec l’idée que quelqu’un la dépasse, El’tonnia s’était suicidée.
Dans cette lamentable histoire, il est une chose qui ne cesse de m’étonner et qui m’étonnera toujours : comment se fait-il que tous connaissent les hauts-faits de la grande El’tonnia, alors que le nom du Prince, le seul qui a eu la force d’esprit de la vaincre et la force d’âme de lui offrir son amour, a sombré dans l’oubli ?
Date d’écriture: 2006