A la recherche du bonheur

J’ai six ans. Je mange de l’aile de raie grillée sur une plage, quelque part en Tunisie. Les pêcheurs, superstitieux, ne touchent pas à ce poisson dont le dessin rappelle une tête de mort. Mais ils prennent plaisir à voir le gamin, dévoré par la curiosité, qui rôde autour de leurs bateaux.

Je joue aux échecs contre mon cousin. Je le battais généralement étant enfant, mais cette fois les rôles sont inversés ; sa maîtrise de l’échiquier est évidente et mes pièces tombent l’une après l’autre. Je ris quand arrive l’échec et mat. C’était une très belle défaite, et j’ai hâte de discuter des techniques qu’il a utilisées contre moi.

Des verres s’entrechoquent dans ce bar dont le nom m’échappe. On parle de tout et de rien. Une musique latino joue en arrière-plan, et d’un seul coup tout le monde se lève pour danser. Elle colle ses hanches contre les miennes, et la suite se perd dans une ivresse qui ne doit rien à l’alcool.

Je m’assois sur les pentes du Mont Royal, au milieu des djembés et des duellistes, et décide que je suis tombé amoureux de l’accent québécois. Mais chut ! Comme le dit un ami, « c’est pas mouai qui ait un acceint, c’est touai ! » (oui, la question peut être assez sensible là-bas).

La maternité en Californie. Je tiens mon nouveau-né dans les bras, et l’émotion me submerge. Je… je… non, les mots sont décidément impuissants à décrire ce que j’ai ressenti ce jour-là. La maternité encore, quelques portes et quelques années plus loin. Je ne vais pas vous ennuyer avec des redites : je ne suis pas plus capable de retranscrire cet instant que la première fois, même si je le voulais. Et je n’y tiens pas. Ce moment est et restera mien.

Je quitte les planches sous des applaudissements nourris. Une incroyable année condensée en quelques heures. Trop tôt à mon goût, le public quitte les lieux. On se retrouve entre nous dans la fosse du théâtre, à boire du champagne dans des gobelets en plastique qui trainaient là. Je me sens euphorique, électrisé. Et épuisé, aussi.

L’orage se calme, un rayon de soleil perce soudain les nuages. Un léger vent m’amène l’odeur de l’herbe mouillée. Au loin, le Ben Lomond apparait progressivement, ses sommets enneigés se reflètent dans les eaux argentées du plus beau Loch au monde. Je savoure simplement l’instant avant de commencer l’ascension.

Je me lève le matin et je me rends compte qu’après de nombreux mois de galère, je suis juste heureux. Ça valait le coup d’en passer par là, les bons comme les pires moments, pour finalement retrouver le moi léger, joyeux, que j’avais mis en sommeil. Un sourire effleure mes lèvres. Et si j’écrivais dessus ?

Voilà. C’est ça, pour moi, le bonheur. Une collection de moments, éphémères, insaisissables, petits ou grands, qui ne peuvent que se vivre avant qu’ils ne nous filent entre les doigts. Je ne cherche plus à les retenir. Les meilleures choses arrivent spontanément.

Date d’écriture: 2017

16 réflexions au sujet de « A la recherche du bonheur »

  1. Une fois n’est pas coutume, les évènements sont tous de vrais souvenirs (quoi que parfois légèrement romancés pour les besoins de l’écriture). Il y a généralement bien plus de distance entre moi et ce que je décris dans mes histoires… mais celle-ci est un peu particulière, et je tenais à y mettre plus de moi-même. J’espère que ça vous plaira !

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  2. Et je profite du souvenir théâtral pour me faire un p’tit coup de pub : on donne un spectacle de fin d’année au théâtre Pierre Tabard le samedi 3 juin à 17 heures. Si la distance n’est pas un obstacle*, venez donc partager ce moment avec nous, ça promet d’être une bonne soirée ! (avec option petit verre après, surement sur la place des Beaux-Arts, pour qui le veut)

    * ou, bien sûr, si la distance est un obstacle MAIS que vous êtes prêts à faire quelques centaines, voire quelques milliers de kilomètres pour certains lecteurs, histoire de venir voir jouer une troupe mondialement renommée dans le cercle amis/famille… 🙂

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    1. Ah, merci ! C’est curieux, je me souviens distinctement des odeurs, du caméléon, de l’hotel aux chats, des colonies de fourmis, de l’invasion des coccinelles et de mille autres détails… mais le nom de la ville, tout bonnement oblitéré ! 🙂

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      1. Et les parties de cartes exactement au saut du lit, à 7h du mat ( tu étais hyper motivé !) , et le plan que tu avais dessiné pour rejoindre seul la lodge de tes grands parents à travers les jardins de l’hôtel ? Mais c’était à Djerba ( le caméléon et les chats aussi, il me semble).
        Les coccinelles sur la plage : à Sousse.
        Les colonies de fourmis, je ne m’en souviens pas.

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  3. Si a date se décale d’un mois pas de soucis pour les milliers de kilomètres! 😉 Merci de faire partager ces instants de bonheur! Ça donne du baume au coeur! Pouiiic!

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  4. Ce que tu écris me fais penser à un conte de Jacques Salomé tiré de son livre « Contes des petits riens et de tous les possibles ». Dans un de ses contes l’auteur nous explique que c’est cette collection de joies éphémères, insaisissables, petites ou grandes qui nous donne le goût de vivre. Et je pense aussi au livre « Le bonheur » de Philippe Delerm.

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  5. Bel exercice ! On ne peut s’empêcher d’essayer d’imaginer ce que l’on pourrait mettre à son tour. Ca me donne envie d’essayer. Et promis, la prochaine fois je te laisserai gagner aux échecs 😉

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  6. Les câlins de ma mère.
    L’amour complice de mon père.
    Un coccinelle en terre cuite offerte au détour d’une maison psychiatrique, objet culte que je ne retrouverai jamais.
    Chez Papi et Mamie, une pêche aux cadeaux par un jour de beau temps sous un grand cerisier. Nous étions réunis.
    Et les berlingos.
    Les fraises des bois non loin dans une autre maison
    Une sortie scolaire, cow boy et indiens. J’étais le dernier indien survivant.
    L’odeur maritime de Plestin, les jeux auxquels il manque des pièces et la jungle environnante
    Un premier baiser derrière l’école buissonnière.
    Vagabondages amicaux autour de bières adolescentes.
    Vacances anglaises et petits cailloux ramassés. Trajets en bateau ; habitudes mises de côté pour un temps suspendu.
    Les filles, un sourire, et voici venir le reste.
    Un voyage, une soirée autour d’une bouteille de vin.
    Les moments simples.
    Une naissance et me voilà papa. Je n’en reviens toujours pas.
    Et la musique, les couleurs, et les paysages.
    Et le reste à venir, sûrement.

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    1. Ah, ben un coup de madeleine de Proust 😉 David !
      La partie de pêche, ça devait être en juillet 1986, ton cousin avait une otite et était tout paf !

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