La bataille navale

Avec 3944 parties consécutives sans être vaincu, Lord Nelson était considéré comme le plus brillant joueur de bataille navale de tous les temps. Plus de dix ans sans que son commodore, la pièce maitresse de ce jeu, ne soit défait. En fait, Lord Nelson en était arrivé au point où il envisageait de prendre sa retraite ; le jeu ne lui offrait tout simplement plus assez de challenge pour vraiment l’intéresser. Et voilà ce qui arriva lors de sa 3945ème partie.

Lord Nelson examinait le plateau complexe, représentant de manière stylisée les océans de Thessalia. Ce jour-là, il affrontait un gamin âgé de dix ans au plus. Une partie amicale dans un petit club sans histoire. Le gamin avait apparemment quelques victoires à son actif. De fait, il jouait plutôt bien pour son âge. Mais il faisait des erreurs, c’était évident. La partie était à peine engagée qu’il dispersait déjà sa flotte, laissant de maigres lignes de défense pour protéger son navire amiral.

Lord Nelson déclencha quelques escarmouches sur les bords du plateau, pour inciter le gamin à se disperser encore davantage. Quelques tours plus tard, les bateaux ennemis parsemaient l’ensemble du plateau, laissant une large ouverture sur un des principaux courants océaniques. L’attaque de Lord Nelson fut foudroyante. Il concentra la vaste majorité de sa flotte sur l’ouverture, perça quasi-instantanément les maigres défenses et concentra son feu vers le navire amiral. En quelques instants, il coula sans pitié le navire amiral. Fin du jeu.

Pourtant, l’arbitre ne décerna pas la victoire à Lord Nelson, et indiqua au gamin son tour de jeu. Ce qui ne pouvait vouloir dire qu’une chose. L’enfant n’avait pas placé son commodore à bord du navire amiral. Une ruse admirable pour quelqu’un de son âge, fort rarement usitée car trop risquée. L’enfant fit battre en retraite les quelques vaisseaux puissamment armés qui constituaient la garde rapprochée du navire amiral. Bien. Il avait donc placé son commodore sur l’un d’eux. Lord Nelson les poursuivit sans pitié, un par un, jusqu’aux extrémités de l’échiquier, et commença à les couler de manière méthodique, du plus puissant au moins lourdement armé.

Peut-être Lord Nelson pressentit-il alors le piège, mais il était tout simplement trop tard. La flotte ennemie, apparemment dispersée, s’était rassemblée en petits groupes d’attaque qui pressèrent durement ses défenses. Lord Nelson ne s’inquiéta pas de ces escarmouches pour commencer, mais l’enfant avait éparpillé tant de vaisseaux qu’il commençait à former des groupes de plus en plus conséquents, et à remporter quelques victoires locales. Pire encore, à chaque victoire, les groupes se rassemblaient en flottes plus imposantes encore.

Alors Lord Nelson prit pleinement conscience du risque qui pesait sur son navire amiral. Le plus gros de sa propre flotte pourchassait la garde rapprochée ennemie, et ses propres défenses commençaient à s’amenuiser. Bien. Sa flotte principale était encore majoritairement intacte. Il lui suffisait de la rapatrier pour défaire les groupes ennemis un à un ; les défenses tiendraient encore bien assez longtemps pour que sa flotte principale arrive. Une fois l’ennemi défait, Lord Nelson pourrait alors reprendre la chasse au commodore l’esprit tranquille. Brillante stratégie que celle de ce gamin, quand même, il lui fallait bien le reconnaitre. Voilà longtemps que Lord Nelson ne s’était autant amusé au cours d’une partie.

Mais alors que Lord Nelson ramenait sa flotte principale en défense, l’enfant détacha un de ses groupes d’attaque pour se porter à leur rencontre, vraisemblablement pour ralentir la flotte de Lord Nelson. Dans le même tour, les restes de la garde rapprochée de l’enfant avaient rebroussé chemin pour prendre la flotte principale de Lord Nelson en tenaille – à l’exception d’un seul des navires de la garde rapprochée, qui resta bien au large.

Les deux flottes ennemies engagèrent la flotte de Nelson au combat, lui faisant perdre un temps précieux. Peu importait à ce stade. En gardant un de ses navires loin du combat, l’enfant venait de révéler à Nelson la position de son commodore. Lord Nelson détacha la moitié de sa flotte principale pour lui donner la chasse, et laissa l’autre moitié se débarrasser de ses ennemis. Ses propres défenses tiendraient encore quatre ou cinq tours ; il ne lui en faudrait que trois pour rattraper et couler le navire isolé. Et ainsi fut fait.

Mais lorsque Lord Nelson coula le navire isolé, l’arbitre ne signala pas la fin du jeu. Deux tours plus tard, ses défenses éparpillées aux quatre vents, Lord Nelson perdit son navire amiral, à bord duquel il avait placé son propre commodore. Le dernier coup de canon fut donné par le plus vulnérable et le moins puissamment armé des navires ennemis. Celui qui abritait le commodore de l’enfant.

Lord Nelson ne prit jamais vraiment sa retraite, mais ne refit jamais de tournoi non plus. En fait, il passa le reste de ses jours à jouer des parties contre l’enfant – et à subir, la plupart du temps, les défaites les plus stimulantes qu’il ait jamais connues.

Date d’écriture: 2013

2 réflexions au sujet de « La bataille navale »

  1. Un format un peu plus long que d’ordinaire… je voulais à la base décrire une partie d’échecs, et je me suis vite retrouvé limité par le côté combinatoire (pas facile de décrire les multitudes de chemins possibles et la façon dont l’esprit du joueur navigue de l’un à l’autre). Alors j’ai inventé mon propre jeu de stratégie, dans un tout autre univers ! 🙂

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  2. Un vrai « coup de Trafalgar » cette 3945ème partie !

    Loin d’y mourir, ce fut là pour Nelson l’occasion de trouver un bonheur plus savoureux, grâce aux échanges enrichissants, à la suite de la monotonie engendrée par la gagne perpétuelle !

    C’est un bien beau conte et on y sent une certaine maitrise du jeu de la part de son auteur 😉

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